Выбрать главу

(Une pensée, à la fois dérisoire et essentielle, se cognait contre les parois du crâne de Sole : cette chose de deux mètres soixante-dix qui se tient là devant moi vient des étoiles, une de ces mouchetures scintillantes bleues, blanches ou jaunes a eu pour ces étrangers la taille d’un soleil…)

« Je préfère le bâtiment. »

Que ce visiteur ait pu, en trois jours, apprendre un anglais impeccable d’après des émissions de télévision et un programme d’enseignement compilé à la hâte laissait rêveur sur l’état de leurs techniques. Et surtout – réflexion ô combien minante – sur les capacités de leur intelligence.

« Vous pouvez donc laisser un langage impressionner directement votre cerveau ? hasarda Sole.

— Bien vu. Pour peu qu’il soit conforme aux…

— … Aux règles de la Grammaire Universelle ! C’est bien ça, non ?

— Encore mieux. Vous vous épargnez la peine de nous rembourser en information. Nous n’allons guère perdre de temps, ici…

— Vous n’aimez pas perdre de temps.

— C’est vrai.

— Alors allons procéder à nos échanges d’informations. Nous avons tout préparé.

— C’est bien d’échanges, qu’il s’agit, vous avez eu le mot juste.

— Mon bon, murmura Stepanov d’un ton bourru, vous avez ma confiance. »

Les gens massés à l’extérieur du hall d’arrivée fournirent une claque spontanée à Sole faisant traverser leurs rangs au gigantesque étranger, un peu comme si c’était un exploit sportif hors du commun que de mesurer deux mètres soixante-dix. Sole se demanda si l’étranger identifierait ce claquement des mains l’une contre l’autre comme la marque d’une courtoisie qu’il dénotait initialement : voyez, nous ne tenons pas d’armes, nos mains sont occupées.

« Attention à votre tête. »

L’étranger se courba pour franchir la porte.

« C’est à l’étage ? » demanda-t-il.

Et les gens retinrent leur respiration pour écouter l’étranger parler.

« Oui, à l’étage », lui confirma Sole.

Les gens s’engagèrent à leur suite dans l’escalier comme un bouquet ou plutôt un troupeau de demoiselles d’honneur se prenant les pieds dans la traîne de la jeune mariée que figurait l’étranger. Mais si Sole était le futur époux plein des anxiétés virginales qu’il nourrissait à l’égard de sa nuit de noces, à combien de mariages interplanétaires cet étranger s’était-il prêté au long des années-lumière, et à combien de divorces, aussi rapidement prononcés que ceux dont le Nevada, précisément, s’était fait la spécialité ? La question était embarrassante.

« Il a commencé à apprendre l’anglais quand Saut-de-Puce lui a donné les bandes, dit Sole à Sciavoni en manière d’avertissement tandis qu’ils pénétraient dans le hall de réception momentanément déserté. Par impression directe des neurones.

— Bon Dieu ! Cela dit, du point de vue de la communication, c’est un avantage pour nous.

— Il a surtout l’air préoccupé de ne pas perdre de temps. Ce qu’il veut, c’est échanger des informations…

— Parfait, Chris, suivez-le sur ce terrain. »

Sciavoni dégageait une forte odeur de déodorant ou d’after-shave à l’essence de pin et, dans l’esprit de Sole, cela se liait indissolublement à la présence de l’être, suscitant l’image d’une floraison chimique de bacs hydroponiques à l’intérieur de la Sphère qui, là-haut, tournait dans le ciel.

Sciavoni se retourna pour dire quelque chose au visiteur en gris mais celui-ci le devança avant même qu’il ait pu ouvrir la bouche.

« Je voudrais, pour gagner du temps, expliquer une chose.

— Mais bien sûr », approuva Sciavoni avec un sourire fendu d’une oreille à l’autre, les yeux levés vers le visage qui le surplombait d’un mètre et où s’ouvrait la vaste bouche orange, cherchant à y reconnaître une quelconque expression identifiable.

Denture émoussée, meulée, pas d’incisives, pensa Sole. Pas de viande mordue ou arrachée dans leur proche passé. Conséquence d’un long dépassement de leurs origines animales ? Résultat d’une alimentation différente que semble également indiquer leur longue langue-trompe de papillon ? Ces dents, simples condyles cartilagineux modifiés, étaient à bien des égards primitives. Ou alors, elles avaient régressé, au cours d’une longue évolution étagée sur plusieurs ères.

Et ce nez aplati – on disait que, dans des centaines de milliers ou un million d’années, le nez de l’homme lui-même ne saillerait plus de son visage, à mesure que le besoin d’identifier des messages olfactifs ne cesserait de régresser…

Les sacs souples de ces oreilles, qui devaient être sensibles à des signaux ténus que ne percevait pas l’oreille humaine, s’accommodaient plus rapidement que l’œil d’un chat aux soudaines modifications, répondaient, c’était évident, à un large spectre acoustique et à une perception très finement élaborée du son.

Tandis que l’étranger parlait, sa langue passait et repassait sur la tranche arasée de ses dents.

« Nous nous donnons le nom générique de Sp’thra. Dans ce mot, je passe volontairement sous silence les phonèmes infrasoniques que, de toute façon, vous n’entendez pas. Cela signifie les Changeurs de Signes. Et ce que nous sommes, un peuple de linguistes, de contrefaiseurs de sons et de communicateurs. Nous possédons aussi des noms personnels. Le mien est Ph’theri. Comment ai-je pu apprendre aussi rapidement votre langue ? Non seulement nous sommes des experts en communication, mais nous utilisons des machines à langage. Les utilisez-vous aussi ici ? demanda-t-il en se tournant vers Sole.

— Non, bien que nous en ayons étudié la conception.

— Donc, nous pourrons négocier ce que nous savons sur les machines à langage. Désirez-vous savoir d’où nous venons ? De deux planètes d’un soleil orange légèrement plus grand que le vôtre, situé plus à l’intérieur de la Galaxie, mais sur le même bras en spirale et en dessous de la masse centrale de soleils…

— Mais ce n’est pas de cette direction que vous venez, protesta une voix russe dont les graillons s’étiraient paresseusement comme dans un bouillon gras.

— C’est vrai, car nous revenons de plus loin encore. Notre système solaire, je continue, est éloigné du vôtre de un un zéro trois années-lumière, pour reprendre vos unités…»

Onze cent trois années-lumière.

Sitôt apaisé le bouillonnement d’incrédulité, les ondes de choc traversèrent la pièce.

« Dites-nous comment vous pouvez aller si loin. Comment est-ce possible ? » demanda la même voix, toute huile et graisse.

La réponse s’abattit sur eux comme un point final sur une feuille dactylographiée, en un smash imparable.

« Non. »

Sole essaya de lire dans le visage de l’étranger. Qu’y aurait vu un autre Sp’thra ? Que signifiait ce balayage muet de la langue ? Ce rétrécissement des orbites qui exorbitait les yeux ? Les légères altérations colorées de la peau uniformément grise par ailleurs ? Les yeux de Ph’theri possédaient deux membranes nictitantes jumelles qui, chaque fois qu’il les clignait, se rejoignaient au milieu de la saillie de son œil, comme une double porte coulissante ou plutôt fenêtre translucide dont la réouverture était décalée par rapport à celle des paupières, laissant voir ainsi les deux globes nimbés d’un éclat vitreux. Au début, les yeux de Ph’theri ne clignaient que, disons, une fois par minute, mais le rythme devait s’accélérer par la suite.

Sole se demanda aussi si l’étranger trouvait facile, de son côté, d’interpréter les manifestations simiesques de l’homo sapiens.

L’écho en retour des ondes de choc déclenchées par le refus provoquait des interférences sous formes de dérisoires mascarets discutatoires – vitesses supérieures aux photons, traversées en hibernation, accrocs dans le tissu de l’espace, relativité – dont les clapotements, toujours plus bruyants et désordonnés, cessèrent comme par magie lorsque Ph’theri leva les mains.