Une tache orange, de la taille d’une grosse pièce de monnaie, s’étalait sur chacune de ses paumes. Le long du pouce qui prenait naissance au milieu de son poignet et qui, habituellement, reposait sur le médius de ses trois doigts, s’était écarté perpendiculairement pour découvrir la tache orange.
Une physiologiste russe joua avec sa propre main et manipula ses doigts pour trouver quelles possibilités offrait cette configuration isocèle.
Le pouce central semblait exceptionnellement mobile. Avec une régularité de métronome, il effectuait ces aller et retour de la tache orange à la perpendiculaire du poignet. Signe d’impatience ? Avertissement ? Tandis que Ph’theri se battait les taches palmaires de ses pouces, Sole entendit Zwingler borborygmer et il le vit, en un geste de défense, agiter les deux naines rouges à ses poignets.
L’effet du geste absurde et inopiné de Ph’theri ne se fit pas attendre : l’assemblée cessa son bavardage et le regarda, bouche bée.
« Je veux simplement préciser une chose, dit l’étranger avec hauteur. À ce stade, il y a les questions auxquelles je peux répondre et celles auxquelles je ne le peux pas. Notre formule de discussion est un échange d’informations. Certes, nous vous en donnerons de gratuites, en échange de ce que vous nous avez appris sur votre langue. Mais puisque c’est nous qui nous sommes donné la peine de venir jusqu’à cette planète, c’est nous qui, naturellement, fixerons la valeur d’échange. Acceptez-vous ? Au cas contraire, nous sommes décidés à repartir…»
Il en résulta, à la surface de l’assemblée, une autre éruption de protestations étonnées, comme autant de bulles. Sciavoni les creva d’un seul coup.
« Doucement, cria-t-il. Imaginez qu’il le fasse.
— Je suis tout à fait d’accord, tonna Stepanov en direction de son équipe. Nous devons accepter, de toute évidence…
— Ne serait-ce que par souci de tactique, grogna-t-il à l’oreille de Sciavoni.
— Nous vous écoutons, Ph’theri, laissa tomber Sciavoni d’une voix pathétique tout en faisant signe à son orchestre de mettre une sourdine. Dites-nous ce que vous voulez.
— Nous autres Sp’thra sommes pressés, dit l’étranger. Ceci en raison de notre mode de locomotion. Cette technique, entendez-moi bien, n’est pas négociable. Mais je vous ferai une faveur en vous apprenant qu’elle implique, dans son principe, de se laisser porter par les vagues de l’espace. Lorsque les bras spiralés de la galaxie jouent l’un contre l’autre, un équilibre d’énergies est, c’est le mot, en jeu. Leur propre champ énergétique est soumis à des tensions, des glissements, des sautes. Je vais faire une comparaison. Une planète possède une surface rigide sur un noyau visqueux. La surface ne s’y déplace pas d’un bloc, cela provoque des tremblements de terre. De la même façon, les bras de la galaxie frottent l’un contre l’autre, jusqu’au sang, jusqu’à ce qu’ils saignent de l’énergie. Jusqu’à ce que des étoiles explosent. Ou jusqu’à ce qu’elles soient obligées de se résorber elles-mêmes, de n’être plus qu’un point immatériel…
— Les collapsars, murmura une voix américaine, subjuguée.
— Nous autres Sp’thra voguons à proximité des lignes de faille, là où la tension est extrême, près des fêlures du plat de l’espace courbe. L’espace est une coupe qui se fêle et se ressoude perpétuellement comme l’écorce d’une planète. Nous savons mesurer l’ampleur des marées dont le flux sous-tend la lumière et supporte l’espace, qui traverse le noyau profond de l’univers, noyau sur lequel flotte la matière et vole la lumière. Nous nous laissons porter par ces marées…
— Et vous voyagez plus vite que la lumière, explosa un astronome de Californie au chef couvert d’une stricte peluche blonde.
— Non ! Nous voguons sous la lumière, tirant profit des points où la marée s’apprête à s’inverser pour nous propulser sur notre route. Mais seules quelques marées sont rapides et puissantes. Les autres sont faibles et lentes. Et, périodiquement, les marées s’inversent. Le courant le plus rapide qui mène au monde jumeau des Sp’thra est praticable dès maintenant. Bientôt, il diminuera de force et s’inversera. Ou bien nous faisons vite, de façon à ne pas le manquer, ou bien nous faisons un long détour sur des courants de moindre importance pour rejoindre un déferlement plus puissant. Nous avons pénétré lentement dans votre système solaire pour la raison que la houle des marées est trop courte en présence d’importantes masses de matière irrégulièrement dispersées. Nous devons recourir au voyage planétaire orthodoxe. L’effet de marée ne devient praticable que dans l’espace proprement dit, passé l’orbite de la plus excentrique de vos planètes, la géante gazeuse…»
Un an plus tôt, cette remarque aurait provoqué la consternation, car c’est à ce moment qu’avait été découverte Janus, la planète transplutonienne baptisée ainsi puisque, à l’image du dieu romain des portes, elle avait une face tournée vers le système solaire et l’autre vers les étoiles.
Mais là, la seule réaction fut celle de l’astronome californien qui dit en souriant à un collègue :
« Comme des surfers ! On dirait qu’il y a du vrai dans les illustrés de mes mômes. Ces types, au fond, ce sont les Surfers d’Argent, sauf qu’ils ont un peu terni et qu’au lieu d’une planche de surf ils se déplacent sur un ballon de plage…
— Cette histoire de marées pourrait expliquer ce casse-tête de collapsars, de quasars, d’ondes de gravité et même l’organisation des amas stellaires, lui répondit d’une voix passionnée son collègue dont les tempes grisonnaient.
— Qu’appelez-vous navigation planétaire orthodoxe ? » demanda le Russe qui avait déjà posé la question sur la navigation stellaire.
Ph’theri leva une main et son pouce frappa de nouveau, rythmiquement, la tache orange de sa paume. Un feu orange, pensa Sole. Signal routier universel ?
« Cette question est technique et doit donc être négociée.
— Continuez, Ph’theri, jeta rapidement Sciavoni. Vous nous intéressez. »
Ph’theri baissa la main.
« Pour vous montrer ce que j’entends par « négocier », je vais prendre un exemple. Qui peut tirer le meilleur profit de l’étude des marées ? Bien évidemment un être nageur dont l’évolution a été soumise au rythme des marées de sa planète. Ce n’est qu’après avoir erré lentement d’étoile en étoile que nous, les Changeurs de Signes, avons rencontré un monde de Veilleurs de Marées. Ces êtres nous vendent leurs services. C’est un négoce extrêmement coûteux mais qui nous est essentiel.
— Ce sont des poissons, des oiseaux, ou quoi, ces Veilleurs de Marées ? demanda un homme de la Navy au teint basané et en qui Sciavoni reconnut un expert qui, à Miami, faisait partie d’une commission d’études destinée à établir si l’on pouvait dresser les dauphins et les baleines à des tâches sous-marines, liaisons entre stations et déminage. L’homme passait également pour être l’un des plus ardents pionniers du très discuté langage des Cétacés. »
Ph’theri fit un signe impatient de la main.
« Ils veillent sur des marées atmosphériques, mais leur planète est une géante gazeuse et ils nagent dans un monde de méthane…
— Enfin, Sciavoni, admettez que ma question était justifiée, claironna le marin. Nos baleines pourraient avoir une certaine valeur d’échange. Des baleines aux commandes de vaisseaux stellaires, réfléchissez…