— Nous avons vu vos baleines à la télévision, répliqua Ph’theri d’un ton qui coupait court à la discussion. Et vous n’avez pas la moindre idée de ce que sont les marées sur une géante gazeuse. Rien, sur cette planète, n’est comparable. Seules les marées d’une géante gazeuse approchent en ampleur et en complexité les marées stellaires. Mais, même ainsi, les Veilleurs de Marées ont besoin de l’intermédiaire de nos machines entre leur esprit et la réalité.
— Pourquoi ne construisez-vous pas vous-mêmes des machines capables de lire ces marées ? grogna le marin, déçu.
— Je vais vous expliquer. Notre évolution ne s’est pas faite dans ce sens. Mais celle des Veilleurs de Marées, oui. Leur faculté de lire les marées fait partie, comme héritage, de leur réalité. Elle est inscrite dans leur système nerveux. Nous autres Sp’thra sommes incapables de lire d’instinct les marées, quelles que soient les machines dont nous disposerions pour ce faire. Mais il faut bien que le navigateur soit un être vivant, doué d’une certaine souplesse de réaction. Nous achetons donc cette faculté qu’ils ont…»
Et c’est à ce moment que s’évanouit le flegme de l’étranger. Il sembla en proie à un changement étrange. Comme un médium entrant en transe, il énonça, avec une sorte de lyrisme :
« La Leur-Réalité, la Notre-Réalité, la Votre-Réalité, tous ces concepts mentaux, fondés sur l’environnement au sein duquel s’est déroulée l’évolution, présentent tous de légères différences mais sont tous partie intégrante de la Cette-Réalité, ou totalité exhaustive de l’univers présent…»
L’emphase avait propulsé sa voix dans les aigus. « Mais il existe assurément en dehors d’elle une Autre-Réalité et c’est elle que nous voulons saisir ! »
Ses paupières clignaient rapidement et sa langue, plus reptilienne qu’autre chose en cet instant, passait et repassait sur ses lèvres.
« Il y a tant de façons d’envisager la Cette-Réalité, et de tant de points de vue. Ce sont ces points de vue qui sont l’objet de notre négoce. En un autre temps, vous auriez sans doute appelé cela la traite des réalités…»
À quoi ressemblait-il le plus, à un représentant déballant son boniment, ou à un visionnaire obnubilé par son idée fixe ? Mais, comme l’étranger continuait, Sole pencha pour le visionnaire :
« Notre intention est de rassembler tous ces points de vue pour nous faire une image exhaustive de la Cette-Réalité. De cette connaissance, nous déduirons les modes d’être qui lui sont extérieurs, nous pourrons appréhender l’Autre-Réalité, communiquer avec elle, nous assurer une prise sur elle !
— Mais, interrompit Sole qui se laissait prendre au jeu, ce que vous faites n’est rien d’autre qu’explorer la syntaxe de la réalité, et je prends syntaxe dans son sens premier, qui est d’ordonner ensemble, c’est-à-dire la façon dont un ensemble d’êtres différents ordonnent chacun leur image de la réalité ? Autrement dit, vous dressez la carte des différents langages élaborés par cette diversité de cerveaux pour, en quelque sorte, aller au-delà de cette réalité ? C’est ce que vous espérez ?
— C’est bien vu, admit Ph’theri. Vous avez bien deviné nos intentions. Notre destinée est de négocier à angle droit, perpendiculairement, la traversée de la Cette-Réalité. Ainsi nous porte, telle une marée, notre philosophie. Et, par cette traversée perpendiculaire de l’univers, augmenter notre inventaire de toutes les langues ainsi superposées. Et, en ce qui concerne la Cette-Réalité, la liste est près d’être close…»
Sole n’interrompait plus l’étranger, à présent, comme avaient pu le faire les autres par leurs ébahissements techniques. Non, il se contentait de faire vibrer cette corde, une basse continue qui sous-tendait le discours de l’étranger, et qui, en quelque sorte, donnait le fondement harmonique de la quête opiniâtre que son peuple menait d’étoile en étoile.
Bientôt, Sciavoni se détendit. Il acceptait que Sole se mette en avant, car c’était le seul fil tangible dans ce labyrinthe.
Ph’theri le regarda avec tristesse.
« Tout ce temps déjà écoulé est pour nous une torture…
— Une torture ? En quoi ?
— Ce que je peux répondre ne signifiera sans doute rien pour vous. Peut-être n’est-ce que notre quête à nous, et non la vôtre, de voguer dans l’épaisseur de la Cette-Réalité. Elle est peut-être constitutive de notre espèce. »
À la mémoire de Sole affleura le visage coriace de garce de Dorothy Summers sodomisant interminablement les mouches sur un point de logique au cours d’une séance de synthèse à Haddon.
Avec une sorte d’effroi, il secoua la tête.
« Mais vous faites partie de la réalité, et vouloir en sortir est… illogique, protesta-t-il. C’est la réalité qui détermine votre vision du monde. Un observateur parfaitement extérieur est inconcevable. Personne ne peut sortir de soi-même ou concevoir l’existence de quoi que ce soit en dehors des structures conceptuelles dont il est familier. Nous sommes tous, comment dire… enchâssés dans ce que vous appelez « Cette-Réalité ».
— Certes, cela peut sembler illogique au sein de la Cette-Réalité. Mais la Para-Réalité implique d’autres références logiques…»
Se raccrochant comme à une ancre aux préoccupations wittgensteiniennes de Dorothy, Sole eut la tentation de citer la phrase par quoi le philosophe autrichien évaluait le champ et donc les étroites limites de la connaissance humaine.
« Mieux vaut passer sous silence ce que nous ne sommes pas capables de dire, murmura-t-il.
— Si c’est là votre philosophie, dit l’étranger avec hauteur, ce n’est pas la nôtre.
— En fait, répliqua Sole avec plus de mordant, ce n’est en rien notre philosophie. Nous autres humains cherchons constamment à donner une voix à l’inexprimé. Le désir vrai de connaître les limites implique le désir de les franchir, si je ne me trompe. »
L’étranger haussa les épaules. (Était-ce un geste inné, ou bien déjà l’imitation d’une mimique humaine ?)
« On ne peut pas espérer connaître, à partir d’un seul monde, les frontières de la réalité, à plus forte raison si une seule espèce intelligente s’attache au problème. Ce n’est pas une attitude scientifique, c’est… du solipsisme. Je crois que c’est le mot qui convient.
— Parfaitement, le solipsisme, c’est vouloir définir le monde selon des critères purement individuels. »
À mesure que l’étranger parlait, Sole s’émerveilla de la richesse de son lexique tout en se demandant par quel procédé il l’avait acquis. Un simple implant neural pour une telle somme d’information ?
« À l’échelle d’une seule planète, c’est du solipsisme. Le devoir des Sp’thra est de réduire le solipsisme à la nième décimale.
— Mais il se trouve, Ph’theri, qu’en dernière analyse, nous sommes tous enchâssés dans un seul univers. À ce niveau-là, personne ne peut échapper au solipsisme. Ou alors, c’est que par « une réalité », vous entendez « une galaxie » ? Les autres galaxies seraient selon vous d’autres modes de réalité ? Voulez-vous dire que votre peuple envisage les voyages intergalactiques ? »
L’expression d’une écrasante et invincible tristesse embua les yeux saillants et écartés de l’étranger. Les yeux du veau qui sait ce qui l’attend derrière la porte de l’abattoir.
« Non. Toutes les Galaxies de la Cette-Réalité obéissent aux mêmes lois générales. Ce que nous cherchons, c’est une autre réalité. Et il est temps que nous la trouvions, car il se fait tard. »
Encore ce problème de temps.
« La question, dit Ph’theri d’un ton lugubre, est de savoir ce que rencontreront des êtres bi-dimensionnels s’essayant à vivre en trois dimensions : les sarcasmes et les mille tourments de l’amour…»