Cette dernière phrase tenait du délire, celui du rêve ou de la schizophrénie. Qui se moquerait de qui ? Qui aimait qui ? Qui tourmentait qui ?
Sole jugea bon de faire retraite vers un terrain plus ferme.
« Mais, Ph’theri, tout cela ressort des lois de la physique et de la chimie qui gouvernent cette réalité. Ce sont elles qui délimitent ce que nous pourrons jamais savoir, ou communiquer ce que le cerveau d’un homme ou d’un extra-terrestre pourra penser.
— C’est vrai.
— Nous-mêmes menons des recherches sur des substances chimiques capables d’améliorer les performances du cerveau. Nous voulons nous faire une idée exacte des frontières de la grammaire universelle. »
Plusieurs Russes et Américains regardèrent Sole avec insistance. Il prit conscience, avec une belle indifférence, d’avoir lâché un secret.
« Ce genre d’étude est sans intérêt, dit Ph’theri d’une voix où pointait l’impatience. Faire appel à la chimie ? La méthode des essais et des erreurs ? Vous ne comprenez donc pas qu’on peut concevoir une multitude de façons dont les protéines se combinent entre elles pour coder l’information ? Elles sont plus nombreuses que le total des atomes de votre planète. La seule façon de comprendre les lois qui régissent la réalité est d’empiler l’un sur l’autre le plus grand nombre possible de langages issus de mondes différents. C’est par là seulement que se trouve l’unique accès à la Cette-Réalité, et par là seulement qu’on en sort. »
Sole approuva en silence.
« Ph’theri, je dois vous poser une autre question. Est-ce que ce que vous dites en ce moment est d’une part contrôlé et, d’autre part, le résultat d’une quelconque aide extérieure ? C’est votre aisance à parler qui m’intrigue. »
Ph’theri désigna d’un doigt les fils rouges qui reliaient ses lèvres et les sacs de papier de ses oreilles à la boîte fixée sur sa poitrine.
« En fait, oui. Ceci envoie les signaux aux machines à parler de notre vaisseau principal par l’intermédiaire de la chaloupe. Cela sert en plus de témoin à notre négociation. Grâce aux servo-parleurs, je gagne du temps : détermination rapide du lexique et des paramètres heuristiques des mots nouveaux…
— Mais vous avez bien dit qu’outre cette assistance mécanique, vous parliez anglais par programme direct du cerveau ?
— Oui, mais pas si facilement. D’ailleurs, cette technique…
— Est négociable, oui, je sais. Vous pensez que j’ai perdu du temps, en vous questionnant sur la grammaire et la réalité ?
— Non. Nous nous comprenons aussi bien que possible. Nous vous en remercions. La valeur de notre contact est inestimable.
— Bien. Mais je suppose qu’on en vienne à ce que vous et moi pouvons négocier. Vous avez parlé d’acheter des réalités…»
Quelques protestations s’élevèrent dans la salle, priant Sole de garder le sens de la mesure et lui rappelant qu’il n’était nullement mandaté pour négocier.
Dans une attitude de bonimenteur de foire, Ph’theri leva les bras au ciel.
« Il est peu probable que nous trouvions sur ce monde quelque chose d’assez intéressant pour nous faire manquer la marée. Vous-mêmes n’êtes que trop prévisibles. Alors, cet homme est-il ou non votre représentant ?
— Écoutons plutôt comment le docteur Sole va mener notre affaire, gronda Stepanov, puisque apparemment on ne peut pas faire autrement. N’oublions pas que nous ne sommes pas aux Nations Unies, mais, quelque regret que j’en aie, dans une salle de ventes. Et les enchères ont commencé. »
Zwingler fit à l’adresse de Sole un signe de tête encourageant que démentait une grimace sarcastique et Sciavoni, tel un parrain confus, empoigna furtivement le coude de l’Anglais.
« Il a le feu aux fesses et il se permet de faire des manières ! Allez-y, Chris, faites de votre mieux. »
Mais Sole commençait à soupçonner l’étranger de n’être pas parfaitement logique et honnête. Les affaires sont les affaires, la règle du jeu est la concurrence, non un échange gratuit de dons.
« Vous aimeriez donc avoir des informations sur les langages humains ? dit-il en se soustrayant doucement à la pince de Sciavoni.
— Oui. Assez pour que nous puissions choisir…»
Sole essaya une autre manœuvre : le défi.
« Ph’theri, je pense que vous n’êtes pas honnête quand vous dites que c’est à vous de fixer la valeur d’échange sous prétexte que vous avez fait le premier pas en venant ici, et que, si nous ne nous rendons pas à vos raisons, vous faites demi-tour. En fait, c’est nous qui nous sommes rendus au-devant de vous pour traiter puisque nous vous avons déjà envoyé un échantillon de nos langages. Cela a nécessité de notre part un effort, le même effort qu’il en coûte, peut-être, à une civilisation aussi évoluée que la vôtre, pour sauter d’étoile en étoile. Nous avons aussi notre mot à dire sur la valeur de l’échange. Ce que vous nous avez dit n’est pas inintéressant, mais c’est un peu mince et, pour une bonne part, légèrement mystique. À l’inverse, ce que nous vous avons donné n’est autre qu’un langage en parfait état de marche. Ce qui, par la même occasion, vous donne une idée déjà très complète de ce qu’est un être humain et de sa façon de voir la réalité. À mon avis, vous êtes déjà débiteur et, en nous menaçant de partir, vous essayez de nous intimider pour faire baisser les prix. »
Pour la première fois depuis son arrivée, Ph’theri semblait désemparé. Il resta là à perdre du temps, car les secondes s’égrenaient. Sole remarqua que l’annonce de l’aube éclaircissait l’horizon du Nevada.
Puis Ph’theri s’étreignit les mains.
« C’est vrai, nous vous devons déjà quelque chose. Mais il existe des situations où la non-information elle-même n’est pas sans valeur. À combien évalueriez-vous le fait que nous n’avons pas survolé vos villes ? »
Malgré les salves de regards furibonds qui convergèrent sur lui, Sole passa outre et poursuivit avec acharnement :
« On ne peut rien négocier sans un moyen commun de communication. Vous êtes d’accord, Ph’theri ? C’est ce que nous vous avons offert en vous donnant accès à la langue anglaise. D’accord ? Mais en vous l’offrant, nous vous avons également donné une idée approchée de tous les langages de la Terre car ils se trouvent tous, au niveau le plus bas, avoir un air de famille. Vous voulez acheter une description exacte du langage humain pour accéder à notre appareil conceptuel de base ? Vous venez d’en obtenir une bonne partie gratuitement, grâce à nous ! »
Ph’theri agita précipitamment une paume orangée.
« Vous avez envie que nous survolions vos villes ? Que nous nous mettions à enregistrer toutes les données sur votre architecture et votre urbanisme qui nous intéressent ?
— Nous préférerions, dit non moins précipitamment Sciavoni, organiser nous-mêmes la visite. Le trafic aérien est tellement dense au-dessus de nos villes… C’est un système d’une telle complexité…
— Vous acceptez donc nos conditions ? »
La question de Ph’theri fut suivie d’un silence embarrassé. Personne ne tenait à s’engager sur ce terrain. Pendant ce temps, les sacs de papier auditifs de l’étranger se gonflèrent à l’écoute des sons ténus que transmettaient les fils rouges.
Ce fut Ph’theri qui rompit le silence.
« Voici ce que les Sp’thra vous donnent en échange de ce que nous voulons acheter, dit-il à Sole. Nous vous donnerons les coordonnées du plus proche monde neuf habitable par vous. Les coordonnées de la plus proche espèce intelligente que nous connaissions et qui sera prête à entrer en communication interstellaire avec vous, plus un mode de communication efficace basé sur la modulation de faisceaux de tachyons. Pour finir, nous vous offrons une amélioration décisive de vos techniques actuelles de vol spatial à l’intérieur de votre système solaire…