— En échange de quoi vous nous demandez d’autres bandes et des grammaires microfilmées ?
— Non. C’est là-dessus que vous n’avez cessé de vous tromper. Les bandes et les manuels ne peuvent pas fournir un modèle linguistique en ordre de marche. Il nous faut six unités programmées en six langages aussi éloignés l’un de l’autre que possible.
— Quelles unités ?
— Nous avons besoin de cerveaux en état de marche et qui aient compétence pour parler six langages. Le chiffre six est, statistiquement, un échantillonnage raisonnable.
— Vous voulez parler de volontaires humains qui vous raccompagneraient sur votre planète ?
— Quitter la Terre pour les étoiles ? s’exclama un Américain en qui Sole reconnut – il l’avait vu souriant à pleines dents à la une de Newsweek – un vétéran du programme Apollo. Moi, j’accepte tout de suite, même si c’est pour ne jamais revenir. C’est ça, l’humanité. Et il parcourut l’assemblée d’un air de défi, comme s’il bravait la mort pour faire valoir ses droits.
— Non, répliqua abruptement Ph’theri. Ce n’est pas raisonnable. Nous ne pouvons pas encombrer notre vaisseau d’une ménagerie ambulante. Vous n’êtes pas les premiers avec qui nous négocions. Si nous avions pris à bord des spécimens de chacun…
— Votre sphère est énorme !
— C’est vrai, et je dirai même qu’elle est pleine. Elle contient l’unité spatiale marémotrice, qui n’est pas petite, plus l’unité de navigation planétaire, plus l’environnement méthané nécessaire aux Veilleurs de Marées qui sont des êtres de dimensions imposantes.
— Mais ils ne respirent que du méthane, alors que nous, humains, sommes sûrement à même de tolérer votre atmosphère, supplia l’astronaute. Vous ne portez qu’un simple filtre à air.
— La compatibilité est probable au niveau de l’atmosphère. Mais à celui de la culture, j’en doute fort.
— Alors, à quoi pensez-vous si ce n’est pas à des êtres humains vivants ?
— À ce que j’ai demandé : des cerveaux doués de compétence linguistique et en ordre de marche. Séparés du corps et en symbiose intégrée avec une machine.
— Vous voulez séparer un cerveau humain de son corps et le maintenir en vie au sein d’une machine pour mener vos expériences ?
— Nos exigences se limitent à six cerveaux possédant chacun un langage différent. Plus des instructions complémentaires enregistrées sur bande.
— Dieu du ciel ! murmura Sciavoni.
— Bien entendu, nous donnerons notre avis sur la valeur d’usage des spécimens proposés, » dit Ph’theri.
X
Quittant l’air dur et glacé de janvier pour pénétrer dans le Centre Haddon, Lionel Rosson secoua sa chevelure d’un geste nerveux et, lorsqu’il se fut heurté au mur de chaleur, il se débarrassa à la hâte de sa fourrure de mouton.
Maintenant qu’il était dans la serre, comment s’y comportaient ses créatures ?
Maudissant au passage Sole qui s’était réfugié dès le premier accroc derrière cette mystérieuse expédition en Amérique et qui le laissait, lui, Rosson, comme le petit Hollandais, colmater avec son pouce la brèche dans la digue alors qu’il ne pouvait que constater la propagation des dégâts.
L’alibi de Sole était aussi mince qu’une pellicule de glace où Sam Bax continuait de patiner pour entretenir l’illusion de sa solidité.
Qui était donc ce Zwingler ?
Et quel était exactement cet appât en forme de séminaire sur le comportement verbal auquel Sole avait été convié à mordre ? Ce que Rosson pensait à part lui, c’est qu’une tragédie de l’espace était en train de se faire étouffer. Quelque chose comme une subite altération qualitative de la communication avec les astronautes au long cours qui, à la fin, restaient des mois en orbite dans le Skylab. Ils avaient été expulsés de la matrice de la Terre, délestés du boulet rassurant de la gravité, leur espace n’était plus soumis à la trajectoire voûtée du soleil, ils vivaient dans l’absence de ces repères aussi familiers que nécessaires plus longtemps qu’aucun homme ne l’avait fait. Leur pensée s’était-elle altérée pour s’adapter à de nouvelles conditions ? Étaient-ils coincés entre deux chaises, bâtards et de la Terre et des étoiles ? Et voilà qu’ils avaient besoin de secours, d’un secours conceptuel avant d’être secourus physiquement. Sinon quoi ?
Un souvenir le harcela. Il avait lu, quelques années auparavant, que dans la Grèce antique, les initiés des rites orphiques devaient, pour le réciter après leur mort, apprendre par cœur : « Je suis un enfant de la Terre et du ciel étoilé. Abreuve-moi des eaux de…» De quoi ? De l’eau de l’oubli ou de celle de la mémoire ? L’une des deux, mais il ne savait plus laquelle. La différence était pourtant lourde de sens, comme elle l’était peut-être pour les astronautes du Skylab.
L’article du Zwingler en question portait sur les symptômes de désorientation chez les astronautes au long cours et sur l’altération des batteries conceptuelles. Les astronautes auraient-ils perdu la tête dans leur exil à mi-chemin de la Terre et des étoiles, dans ces limbes de l’esprit ? Qui savait exactement quelles expériences, quelle charge, renfermait le Skylab ? La présence dans le ciel d’anges vengeurs redevenait une idée contemporaine, aigles qui de leur bec déchiquetteraient le foie des Prométhées dompteurs du feu nucléaire, relégués pour l’éternité sur une orbite lointaine.
Rosson se demanda aussi quel rapport, s’il y en avait un, existait entre cette conférence décidée à la hâte et la nouvelle Lune russe uniquement visible depuis Reykjavik, la Sibérie et les îles Salomon. Gonfler un ballon de cette taille et le suspendre dans le ciel comme une lanterne était une entreprise à la fois grandiose et inutile puisqu’il n’était donné à personne de le voir. C’était tellement peu dans les habitudes des Russes qui, dans toutes leurs actions, faisaient la part belle à la propagande.
Quelle que fût la vérité (que, probablement, Sole connaissait), il s’était conduit comme un salaud en s’éclipsant ce jour-là précisément du Centre. Au moment où son précieux Vidya devenait fou et où son univers enchâssé commençait à se disloquer.
Il passa devant le sapin toujours debout au pied du grand escalier. Noël était passé, les Rois dans quelques jours : le rituel était ainsi respecté. L’arbre était plus squelettique que jamais, pauvre radiographie sous laquelle des squames vertes jonchaient le sol.
Ils auraient dû l’enlever plus tôt. Sa vue était déprimante.
Devait-il, dans les aiguilles tombées, tracer un message pour le personnel auxiliaire ? « Enterrez-moi, je suis mort. » Inutile. Habitués à la discipline militaire, ils s’en tenaient au règlement. Article 217, paragraphe A : « Les arbres de Noël sont tenus de rester en place jusqu’à la fête des Rois. » Ou quelque chose dans ce genre.
Il franchit le sas de sécurité derrière lequel s’ouvrait l’aile postérieure, frappa à la porte de Sam et entra.
« Qu’y a-t-il, Lionel ? »
Depuis quelque temps, Sam Bax ne semblait pas enthousiasmé de ses visites.
« Sam, il faut que je sache quand Chris revient. La situation devient plus tendue chaque jour. On pourrait avoir de sérieux ennuis avant longtemps.
— Tu ne peux donc pas te tirer d’affaire tout seul ? Je vais demander à Richard de te relayer, si tu veux. Mais c’est toi que Chris a désigné.