— Tu ne m’as dit ni quand Chris revenait, ni ce qu’il faisait.
— Lionel, je n’en ai aucune idée. Pour de vrai. Zwingler m’a téléphoné hier des États-Unis. Il paraît que Chris a encore un rôle important à jouer.
— Où ça ? »
Sam Bax posa ses mains à plat sur le bureau. C’était le geste de quelqu’un qui montrait les cartes de son jeu, mais retournées.
« D’accord, là, tu m’as eu. Mais je te promets qu’en ce qui concerne le Centre, la visite de Chris aux États-Unis n’aura que des retombées positives.
— À la bonne heure, Sam, tu m’en vois ravi ! Mais raconte-moi plutôt à quoi servira cet afflux de finance s’il n’y a plus rien à financer ?
— On n’est pas à ce point dans le pétrin. Tu exagères. Jusqu’à maintenant, tout s’est parfaitement bien passé. Tu penses bien que sinon je n’aurais pas laissé partir Chris.
— Est-ce que tu t’es branché, récemment, sur l’Univers enchâssé ? »
Le directeur baissa le regard sur ses mains puis le laissa traîner jusqu’au téléphone.
« Écoute, Lionel, tu te souviens de ce séminaire à Bruges. Après ça, il y a eu l’Armée qui nous a fait des histoires, elle voulait recycler les infirmières dans le service actif. Plus un pénible imbroglio financier que, indirectement si ce n’est directement, l’escapade de Chris devrait contribuer à démêler. Je dois te dire, pour être franc, que j’aimerais embaucher du personnel un peu plus à la hauteur. Mais il est évident qu’en l’état actuel…»
Sa vague excuse s’effilocha dans le silence.
Rosson secoua rageusement sa crinière.
« Un peu plus à la hauteur ? J’aimerais bien savoir ce que tu caches derrière cette tournure diplomatique. Enfin, bref. Sam, je t’ai demandé si, récemment, tu t’étais branché sur l’Univers de Chris ? »
Sam, qui pensait déjà à autre chose, secoua la tête. Il pensait peut-être à Chris, ou à l’Amérique. Mais pourquoi ? Peut-être parce que ce Zwingler de malheur lui avait donné la raison exacte. Le pourquoi de la catastrophe qui avait frappé Skylab. Son couplet sur l’afflux de fonds n’était que de la poudre aux yeux. Un faux-fuyant.
« Donne-moi une demi-heure, Sam, et je vais te sortir les morceaux de bande en question. Tu comprendras pourquoi je voudrais que Chris revienne, en dépit de tout ce qui peut le retenir là-bas. Comme tu t’en doutes, je n’ai aucun besoin de l’aide de Richard. Enfin, bon Dieu, Sam, c’est Chris que les enfants connaissent le mieux et c’est de lui qu’ils ont le plus besoin. Tout comme A, Bé et les autres me connaissent et me réclament. C’est une question de rapports, de contact. Je t’assure, Sam, qu’en ce moment, je n’essaie ni de faire le malin ni de défendre mon bifteck. Je t’expose des faits psychologiques. Même à Richard tu n’arriverais pas à faire dire le contraire. Ces mômes ont établi avec Chris des rapports de la même façon que les miens en ont avec moi. Dorothy ou Richard ne pourront jamais fonctionner comme remplaçants si je ne m’en sors pas tout seul. Et tu sais parfaitement pourquoi !
— Lionel, je voudrais que tu te calmes. Écoute-moi. Quoi qu’il arrive ici, je ne rappellerai pas Chris des États-Unis. Pas même si le Centre brûlait. Et je pense ce que je dis. Tu vas devoir te débrouiller tout seul. Bien entendu, j’attends ces bandes que tu dois me donner.
— Sam, tu as l’air d’avoir complètement oublié le projet. Il y a six mois encore, tu te serais précipité sur l’écran pour visionner les bandes. Mais maintenant, à part les acrobaties financières et administratives et les activités de Chris aux États-Unis… Pourquoi, Sam ? Qu’est-ce qu’il se passe donc là-bas ? Le gros accident mental de l’espace ? C’est ce que j’y vois, moi. Qu’est-ce que ça a donc de si intéressant pour que tu négliges la catastrophe qui se produit pratiquement sous ton nez ?
— Une catastrophe chez les enfants de Chris ? Tu irais jusqu’à dire ça ? »
Pour la première fois, le souci assombrit, mais passagèrement, le visage de Sam.
« C’est ce que je me tue à te dire ! »
L’écran s’alluma sur un poudroiement d’électricité statique avant de montrer Vidya ouvrant la plus grande des poupées parleuses, y prenant la poupée suivante et refermant soigneusement la plus grande avant de procéder à l’ouverture de la plus petite.
« Ça, c’est l’incident numéro un, le jour même de la visite de notre Zwingler.
— Je suis bien certain qu’il n’y a aucun rapport, grommela Sam.
— Bien sûr qu’il n’y a aucun rapport, répliqua Rosson d’une voix légèrement exaspérée, c’est uniquement pour te dire quand c’est arrivé.
— D’accord, Lionel, mais j’ai eu l’impression que tu cherchais le prétexte pour rouler Zwingler dans le pipi…»
Rosson fit un geste en direction de l’écran.
« C’était l’histoire de la princesse et du petit pois, Sam, j’ai vérifié. La vraie princesse, celle qui dans tout le pays a la peau la plus fine – celle dont les terminaisons nerveuses sont les moins émoussées, comme tu dirais – est la seule fille qui soit capable de sentir la présence du petit pois sous plusieurs épaisseurs de matelas de plumes.
— Bien sûr, bien sûr », dit Sam, impatienté.
Et ils visionnèrent la première crise, celle sur laquelle Sole avait attiré l’attention de Rosson avant de partir.
« Je me suis demandé s’il pouvait y avoir un rapport quelconque avec le contenu de l’histoire. Je pense à ces matelas empilés les uns sur les autres et au petit pois qui est vraiment le noyau du problème, tout en bas de la pile. À mon avis, c’est une sorte de caricature du langage enchâssé, tu ne trouves pas ? »
Rosson vida l’écran et fit surgir des mémoires une nouvelle série d’images.
Il neigea une fois de plus sur l’écran, qui s’éclaircit.
Trois enfants entouraient l’Oracle, au centre du labyrinthe. Seul Vidya résistait aux murmures persuasifs et à la programmation hypnotique de la salle.
Il criait, hurlait, trépignant de rage autour des murs du labyrinthe, les frappant avec un morceau de tuyau de plastique, hurlait en direction des enfants qui se trouvaient à l’intérieur.
Rosson brancha les haut-parleurs et un concert de cris incohérents s’éleva.
« Je n’ai pas réussi à démêler ce qu’ils disaient. L’ordinateur prétend que c’est une suite aléatoire de syllabes. Mais je commence à soupçonner qu’il s’agit d’une régression vers le babillage, sauf que ce serait à un niveau supérieur.
— Ou d’une colère d’enfant.
— Oui, effectivement, ça se présente comme une colère, c’est évident. Mais il n’y a pas que ça. Dans quelles conditions s’opère habituellement cette régression ? Dans le cas d’un enfant beaucoup plus jeune et atteint d’une lésion cérébrale. Il recommence alors depuis le début son apprentissage du langage. Vidya est bien trop vieux pour ça.
— À moins que l’ASP n’ait bouleversé quelque chose.
— C’est précisément ce que je crois, Sam. L’aptitude programmée du cerveau à acquérir le langage a dû être atteinte d’une façon ou d’une autre.
— Ou accélérée ?
— L’un ou l’autre. J’aimerais bien savoir. Si tu veux mon opinion, ce à quoi on assiste ici est une sorte de conflit entre le propre programme d’acquisition de langage du cerveau et le programme que nous lui imposons, le programme générateur d’enchâssement. Mais le cerveau ne peut pas se débarrasser d’une simple bourrade du programme enchâssant. L’ASP élargit l’ouverture du cerveau aux données nouvelles. Le cerveau doit donc essayer de broder l’enchâssement sur sa trame « naturelle » d’acquisition du langage. Mais il se trouve que les deux dessins ne veulent et ne peuvent s’accorder. Et le cerveau, à cause de son trop grand libéralisme, se trouve coincé entre les deux. Sa seule issue se trouve dans la retraite vers le babillage. Dépossédé de toute règle, il retourne à la méthode des essais et des erreurs. Mais je donnerais cher pour savoir ce qui sortira de ce babillage-là ! »