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Les astronomes commencèrent à argumenter sur les tachyons, particules théoriquement douées d’une vélocité supérieure à celle de la lumière, mais Sole s’impatientait.

« Il faut que nous y voyions plus clair dans les motivations de ce peuple, lança-t-il. Ph’theri, pourquoi êtes-vous si pressé de fuir la Cette-Réalité ?

— Pour résoudre le problème des Sp’thra, répondit laconiquement Ph’theri.

— Nous pourrions peut-être négocier notre aide à votre solution.

— C’est très improbable, répliqua froidement Ph’theri. Je dirais que le problème est spécifique aux Sp’thra, propre à leur espèce. »

L’Anglais secoua la tête.

« Non. Le problème concerne nécessairement toutes les espèces de l’univers, puisque vous tentez de le cerner en comparant tous leurs langages. Voilà qui me paraît clair. À moins… que ce ne soit un problème sexuel ? C’est la seule particularité spécifique de votre espèce que je puisse concevoir. Et obsessionnel, par-dessus le marché !

— Vous voulez parler de procréation ? Les Sp’thra n’ont aucun problème de procréation sur leurs mondes jumeaux.

— Un problème affectif ? Une question de sentiment ? »

Ph’theri hésita, bien qu’à l’immobilité de ses oreilles, on vît qu’aucun murmure ne les visitait. Il resta donc seul à peser la question, durant une brève éternité de minutes.

« C’est vrai, il existe, au-delà du sexe, un domaine émotionnel. Pour cela, vous possédez le mot « amour ». C’est peut-être le nom qu’il faut donner au problème. Mais ce n’est pas un problème amoureux pour le conjoint Sp’thra. Cet amour-là n’est qu’une forme du solipsisme que nous détestons. « Il » s’aime lui-même dans l’image qu’« elle » lui renvoie et vice versa. Cela revient à une forme purement réflexive de l’amour. La transmission du code génétique, les paroles rituelles et les gestes de l’étreinte font partie du même solipsisme. L’émotion que nous ressentons, relative à l’amour, est plutôt du domaine de l’Amour Veuf. C’est là qu’est notre problème. » La voix de l’étranger se voila. « L’Amour Veuf que nous vouons aux Diseurs de Change…»

Sole attendit patiemment, mais rien ne vint. L’étranger restait muet.

Sciavoni discutait âprement à voix basse avec les astronomes. « Il faut que nous sachions ce qui pousse ces créatures avant de juger de leur honnêteté. S’il s’agit de déterminer leur conception de la morale et de l’amour, je n’ai rien à redire ! »

« Qui sont ces Diseurs de Change, Ph’theri ? demanda Sole. Sont-ils d’une autre espèce ? »

L’étranger abaissa un regard méprisant sur l’homme. Décidément, cette grande saucisse n’a rien d’un missionnaire, pensa Sole que crispait le regard gris et vieilli. Avec lenteur, détachant ses mots comme pour un enfant, l’étranger expliqua quelle était sa foi, ou sa science, ou son illusion perdue, un étrange mélange des trois qui, à son tour, obséderait peut-être l’Homme s’il lui était donné le moyen de gagner les étoiles.

« Ce sont des entités variables. Ils manipulent ce que nous appelons réalité grâce au cours flottant de leurs signes. Leurs signes ne connaissent pas de constante et ne reposent que sur des référents variables. Nous sommes enchâssés dans cet univers, prisonniers de lui. Eux, non. Ils s’en échappent. Ils sont libres. Leur faculté de change leur fait traverser les réalités. Mais lorsque nous aurons réussi à superposer tous les programmes constitutifs de la réalité établis par tous les langages, là-bas dans la lune qui orbite entre nos mondes jumeaux, alors nous serons également libres. Nous ne pouvons plus tarder. Le temps écoulé à ce jour est de un deux neuf zéro neuf de vos années…

— Doux seigneur, mais tout cela a donc commencé il y a treize mille ans ?

— Exactement. Le tout début. La première mise en chantier de la Lune des Langues. C’est arrivé sitôt après que nous avons eu conscience de notre Amour Veuf pour les Diseurs de Change. Au début, l’exploration s’est faite lentement, d’étoile en étoile. La découverte ultérieure des Veilleurs de Marées de la géante gazeuse, environ sept zéro zéro zéro années plus tard, nous a fait gagner un temps considérable…»

Tout ce temps écoulé terrifia Sole. Que faisait donc l’homo sapiens à cette époque ? Il peignait des parois de caverne à Lascaux ?

« Une quête de la présence physique des Diseurs de Change dans cet univers tri-dimensionnel serait futile, dit l’étranger d’une voix pensive, mais mesurée et lasse comme s’il était maintenant écœuré d’avoir répété ces paroles à travers l’univers. Une recherche de la dissidence dans le langage est notre seul espoir. Ce n’est que là où les langages d’espèces différentes présentent des zones de discordance et de contradictions irréductibles que nous pouvons deviner la nature de la vraie réalité et puiser la force nécessaire à notre fuite. Notre Lune des Langues finira par nous permettre de faire de la réalité une expérience immédiate. Nous pourrons alors établir, répertorier la Totalité. Nous pourrons nous tenir en dehors de la Cette-Réalité et nous lancer à la poursuite de notre Amour Veuf…

— Ce que vous cherchez, Ph’theri, ce sont des êtres ? Un être ? L’essence même de l’être ? Qu’est-ce que c’est ?

— Il existe des espèces pour qui le concept d’« être » possède plus d’alternatives que pour vous, répondit Ph’theri d’un ton de mépris écrasant. Les Diseurs de Change sont des para-créatures. Et nous autres Sp’thra leur vouons un profond sentiment d’Amour Veuf depuis qu’ils ont cessé d’être en phase avec nos mondes jumeaux. Ils sont partis, ils ont dit le change qui les emporterait loin des Sp’thra, en modulant simplement leur rapport avec la réalité, et nous ont abandonnés…

— ABANDONNÉS, hulula-t-il d’un ton à faire dresser les cheveux sur la tête bien qu’il n’ait ni tordu ni même bougé ses mains ni laissé sourdre la moindre larme comme aurait fait un être humain donnant libre cours à un tel sentiment de déréliction. Non, il était là, figé dans son angoisse étrangère d’étranger, à la fois croix et crucifié réunis dans la même maigreur longiforme. Lever les bras et exposer ses stigmates orange auraient été une marque trop faible de refus pour exprimer cette peine profondément enfouie.

— Je ne saisis pas », s’écria Sole au comble de la frustration. La salle était silencieuse et les assistants s’étaient reculés, comme effrayés. « Comment pouvez-vous communiquer avec des créatures pour qui les significations sont fluctuantes ? Comment avez-vous pu en dégager une permanence ? Treize mille ans ! Pendant treize mille ans, vous avez entretenu cet amour insensé ! Dites-moi comment, et pourquoi ? »

Le cri de Ph’theri avait été comme le rugissement d’une radio mal réglée et maintenant que le sélecteur avait trouvé la bonne longueur d’ondes, son message passait de nouveau avec clarté, bien que ce ne fût qu’une réponse d’extra-terrestre à une question humaine.

« Les Diseurs de Change désiraient quelque chose, lors de leur passage en phase parmi les Sp’thra. Mais nous n’avons pas compris quoi. Eux-mêmes étaient en proie à un amour douloureux. Et si nous parcourons le monde à la recherche de significations, c’est pour annuler le sens despotique de leur tristesse, pour enfin connaître la paix, débarrassés de cette vibration toujours vivace dans notre esprit plusieurs siècles après leur passage. Ils nous ont embrasés. Ils ont laissé dans leur sillage un écho qui ne finit pas, le tourbillon à l’intérieur d’une eau stagnante, la trace rétinienne d’une lumière aveuglante. Nous sommes hantés par les Diseurs de Change, par cet amour fantôme qui n’est que douleur.

— Au cours de vos voyages, avez-vous rencontré d’autres espèces avec lesquelles ils se seraient mis en phase ? demanda Sole. Êtes-vous seuls à être poursuivis par cet écho ?