— Certainement pas ! Pour nous humains, cet écho dans nos cœurs date de la venue du Sauveur ! s’exclama une fervente voix sudiste. Je jure qu’à sa façon cet étranger nous parle de Dieu ! »
D’un geste rageur, Sciavoni ramena la voix au pianissimo.
« Pas du tout, c’est une psychose collective, diagnostiqua un spécialiste juif et new-yorkais de la psychiatrie sub-normale d’une voix qu’altérait une pointe d’hystérie. Ces étrangers souffrent d’un dérangement collectif. Leur activité obsessionnelle n’est destinée qu’à leur masquer la vérité, ils ne font que projeter leurs fantasmes sur le monde extérieur. Ils ont dû, aux temps reculés qu’il évoque, être victimes d’une folie collective. À moins que ce ne soit une mutation génétique, ou une toquade qui les a pris à force de voyager. Peut-être sont-ils en train, en ce moment même, d’en insuffler le poison dans notre air et dans nos esprits. Sa voix se chargea de menace. Quelles mesures de quarantaine avons-nous prises à l’égard de ces étrangers ? Que signifient dix kilomètres de désert pour un virus interstellaire ?
— Vous n’y êtes pas, mugit Ph’theri en levant ses mains dont les pouces battaient contre les pastilles palmaires avec emportement. Les Sp’thra ne sont pas malades. Nous sommes conscients. Les Diseurs de Change existent. Sur un autre plan de réalité. Lorsqu’ils se sont mis en phase avec la Cette-Réalité, l’événement a éveillé une résonance qui n’est autre que cet Amour Veuf, ce Tourment et cette Obsession Triste à la fois. Vous n’avez pas connu cela, pas plus qu’aucune autre race. Les Diseurs de Change sont capables de moduler toutes les réalités tangentes au plan de celle qui nous enchâsse. Mais là où ils ont affleuré, ils laissent en guise de trace une résonance qui se propage comme un son de cloche, dirait-on en ancien sp’thra. Grâce aux images de la réalité propres à un grand nombre d’espèces emmagasinées dans notre lune, nous allons, comme eux, transcender la Cette-Réalité et nous lancer à la poursuite des Diseurs de Change et…»
Ph’theri hésita.
« Et quoi ? » insista Sole.
L’étranger laissa pendre ses bras, témoignage muet et las de l’inexplicable, avant d’admettre :
« Nous sommes divisés sur la suite des événements. Leur transmettre des signes ? Les aimer ? Les DÉTRUIRE pour le tourment qu’ils nous ont infligé ? Quelques hérétiques ont même avancé que les Diseurs de Change ne sont autres que nous-mêmes surgis d’un futur éloigné. Les prémisses de l’écho de nos propres Moi Évolués, réverbéré à contre-courant du temps – pour nous obliger à les assassiner dans un futur qui leur est devenu intolérable, mais auquel ils ne peuvent échapper de leur propre initiative. Ces Sp’thra du futur qui sont pris dans l’angoisse incroyable d’une situation inconnue – peut-être est-ce l’immortalité – ne peuvent recourir au suicide que par l’intermédiaire de leur Moi antérieur. C’est ainsi qu’on expliquerait…
— C’est une explication très répandue chez votre peuple ?
— Non ! À plusieurs reprises depuis le creusement de la Lune des Langues, cette hérésie est apparue, a été combattue et détruite.
— Et ses partisans ?
— Détruits également ! Elle est incompatible avec le change des signes et le devoir des Sp’thra.
— Mais ce type est complètement paranoïaque, comme tous ceux de sa race, d’ailleurs ! Assassiner le futur ? Pourquoi pas assassiner le Père, pour compléter le tableau ?
— Qui oserait dire que votre espèce est mentalement sans tache, répliqua Ph’theri, alors que vous ne faites qu’émettre des images de mort, de meurtre, de mutilation et de torture ?
— Vous vous faites une idée complètement fausse de la manière d’être des humains, s’exclama le psychiatre. C’est une mauvaise interprétation. Ces faits ne sont que des accidents, des erreurs, des accrocs désastreux.
— Vraiment ? Vous semblez pourtant les affectionner particulièrement. Pour nous, vous existez dans vos signes. Ces choses sont votre sport, votre art, votre religion. Pourquoi marchandez-vous sur six cerveaux terriens qu’attend d’ailleurs un destin grandiose, puisque avec les Sp’thra ils échapperont à l’Enchâssement universel, ils maîtriseront les tangentes et connaîtront la liberté de l’amour satisfait et comblé ! »
L’Enchâssement.
Encore cette notion, qui semblait obséder les étrangers, tout comme, dans un contexte différent, elle avait hanté Sole. La comparaison était-elle justifiée, ou bien n’était-ce qu’une simple et occasionnelle similitude de mots ?
Sole, sur le moment, repoussa l’hypothèse de la coïncidence et accepta le mot comme une trouvaille miraculeuse.
Il resta émerveillé de voir qu’en fin de compte ses préoccupations se confondaient avec celles de Ph’theri.
« Ph’theri, j’ai, de mon côté, essayé de créer une sorte d’enchâssement pour sonder les frontières de la réalité à partir de jeunes cerveaux humains. Il ne s’agit peut-être que d’une coïncidence de mots, mais je ne le pense pas. Vous dites qu’il est impossible de faire l’expérience de la réalité à partir d’une seule espèce d’une seule planète. Ph’theri, dites-moi si vous seriez disposé à laisser passer la marée si cette dépense de temps se justifiait ? Si cela mettait un point final à votre quête ? Si cela vous faisait gagner tout le reste du temps ? »
Et Sole sortit de sa poche la lettre de Pierre.
Et raconta à ce gigantesque étranger qui lui faisait face tout ce qu’il savait d’une certaine tribu xemahoa du Brésil.
Dehors, il faisait grand jour et la lumière du soleil coulait sur la chaloupe de Ph’theri immobile sur la garrigue déserte veillée au loin par des cimes élevées. Le ciel était vierge de traînées floconneuses de réacteurs. La région avait dû être fermée au trafic.
Lorsque Sole eut fini de parler sous le regard médusé des gens, Ph’theri s’accorda un long moment de réflexion. Ses sacs de papier auditifs changeaient rapidement de forme tandis qu’il poursuivait comme un ventriloque silencieux sa conversation avec les autres Sp’thra.
Pour finir, l’étranger se tourna vers la foule.
« Si cela est vrai, dit-il, les Sp’thra laisseront passer la marée. Et pour l’unité cervicale xemahoa, nous vous offrons en échange la transmission des techniques de voyage interstellaire plus les services d’un Veilleur de Marées. Cette combinaison permettra à votre espèce d’atteindre l’étoile des Veilleurs de Marées en cinq de vos années et vous pourrez alors conclure votre propre marché avec eux. »
Une sainte terreur sembla planer sur les assistants que la lumière violente du soleil figea pour une brève éternité. Brève en vérité, car aussitôt, la foule fut soulevée par une lame de fond de convoitise et Sole sentit qu’on lui tapait dans le dos, qu’on lui bourrait l’échine de coups.
« Vieux malin, lui siffla Sciavoni dans l’oreille. Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous racontez ?
— C’est qu’il le faut bien ! bafouilla Sole.
— Ben voyons ! dit Sciavoni dans un éclat de rire.
— Dites, docteur Sole, glissa une autre voix. On ferait peut-être mieux de fermer les robinets au-dessus du Brésil, vous ne pensez pas ?
— C’est ça, avant que le bébé ne soit perdu avec l’eau du bain ? »
Au milieu de l’hilarité hystérique qui s’empara de la foule, le grand Sp’thra était comme un phare dans la tempête.
Et, tandis que déclinait le tohu-bohu, les oreilles de Ph’theri se réduisirent à la dimension d’un mince emballage de carton.