Un conseil restreint de la Commission présidentielle extraordinaire de Washington était réuni dans une salle lambrissée de noyer noir et percée de fausses fenêtres derrière lesquelles un automne en Nouvelle-Angleterre se donnait en spectacle : frondaisons flamboyantes qui, par la simple pression d’un doigt sur un interrupteur, pouvaient céder la place à la Floride spongieuse, aux plages hawaïennes ou aux Rocheuses.
Le Premier conseiller scientifique du Président, un émigré allemand au visage encadré d’une léonine tignasse blanche, dit :
« Il y a mieux à faire que mettre la main sur quelques Indiens. Il faut aussi penser à retirer les marrons du feu, c’est-à-dire que si ces Indiens ont découvert quelque chose sans le faire exprès, et s’il s’avère que ce quelque chose est assez exceptionnel aux yeux de nos amis pour nous valoir en retour le secret du vol interstellaire, il est évident qu’on ne peut pas laisser filer ce quelque chose…
— Les preuves sont minces. Rien qu’une lettre d’un cinglé de Français bourré de propagande, dit un type tranquille de la C.I.A. qui, à force de gribouiller sur son bloc-notes, avait rempli une page de griffons ailés mal fichus comme on en voit sur les publicités de cours de dessin par correspondance au dos des illustrés.
— Mais nous savons que ce quelque chose est possible. Qu’est-ce que le nommé Zwingler a donc raconté à propos de cet hôpital anglais et de ce qu’on y a découvert ? Une espèce de substance chimique qui améliore les capacités du cerveau…
— Il a dit qu’ils n’en étaient pas sûrs, monsieur.
— D’accord, mais il n’y a pas si longtemps, on disait encore que les lasers ceci, les lasers cela. Résultat, ils n’ont pas tardé à être produits industriellement. Plus on saura de choses sur le cerveau, plus il deviendra possible de lui faire jouer des tours qu’on n’aurait jamais osé rêver. Rien qu’en injectant un produit dans le cerveau, les Russes peuvent donner un sentiment de bravoure ou de peur. Ou de n’importe quelle émotion. Nous pouvons déjà, dans une certaine mesure, prévenir le vieillissement. Ce n’est pas prendre beaucoup de risques que de prédire que, dans un futur proche, nous serons capables de mieux faire penser les gens…»
Le Président avait une sorte de goût visionnaire – que d’autres auraient qualifié de romantique – pour les conseillers scientifiques. L’actuel conseiller prit son essor vers le pouvoir depuis une obscure chaire de psychiatrie sociale dans une université du Middle West, traversa la Commission de l’An 2000 de l’Hudson Institute et se retrouva à sa place actuelle avec une rapidité qui ne manqua pas d’émouvoir certains de ses anciens collègues. Non qu’il fût jeune. Au contraire. Pendant trop longtemps, sa position avait été celle d’un irréductible original, cantonné dans des secteurs de recherche aussi douteux que l’étude génétique de l’intelligence et les techniques de conditionnement. Mais le Président croyait très fort en la possibilité de conformer événements et personnes aux scénarios détaillés définis par des psychologues et des sociologues « responsables ». Ou plutôt, comme il l’avait déclaré dans un message sur l’État du Monde, en la possibilité « d’orchestrer les événements intérieurs et internationaux afin de produire une musique harmonieuse ».
« Regardez ce Russe qui s’est fait écrabouiller dans un accident de voiture à Moscou. Bokharov. Ils ont pu revenir sans histoire sur sa mort, mais réparer les dommages subis par son cerveau pendant qu’il était mort, jamais. Sa valeur de savant était sérieusement entamée. Mais regardez ce que nous sommes arrivés à faire avec ce type de la pile atomique de la Caltech…
— Hammond ?
— Oui, lui. Son Q.I. n’avait baissé que de quelques décimales d’un pourcentage. Ce qui serait négligeable chez l’individu moyen. Mais chez un chercheur de pointe comme lui, ça fait toute la différence entre un excellent travail de routine et ce que, faute d’un autre mot, nous appellerons le génie. On a réussi à le faire se ressaisir pendant ces mois précieux qui ont précédé notre rattrapage des Russes…
— C’était au moyen d’un extrait d’ADN ? demanda le chef du département des stupéfiants du Trésor, un Italo-Américain au visage pointu. Puisque la question était posée au Conseiller, celui-ci répondit par un hochement de tête.
— Imaginez que nous puissions injecter une quelconque drogue qui, elle, pourrait produire cette différence de tant pour cent et non plus de décimales, qui est celle de l’intelligence d’un homme au faîte de sa carrière. Que ça lui donne le pouvoir d’intégrer tout ce qu’il sait. Je dis qu’il faut préserver tout ce qui fait le cadre de vie de ces Indiens. Nous avons besoin de cette drogue et, pour le moment, ça implique tout le système écologique qui est à son origine.
— Ce n’est pas si difficile que ça en a l’air, laissa tomber l’homme de la C.I.A. qui leva les yeux de sur ses dragons. Nous pourrons toujours, après coup, réparer le barrage, le faire plus petit. On pourra faire une espèce de réserve de la région où vivent ces Indiens, assez grande pour qu’ils ne soient pas incités à laisser tomber leurs traditions, la culture de la drogue, par exemple…»
XII
Pour se remonter le moral, Charlie chantonnait en revenant à travers la pluie de l’autre côté du barrage.
Quand est-ce qu’à son tour il « reverrait son Albuquerque », comme disait la chanson ?
Il avait besoin de se remonter le moral. Tous ces jours-ci, des images du Vietnam n’avaient cessé de hanter le paysage.
La chaleur, l’attente, l’impression d’être pris au piège.
Les grues du café et leur remugle d’éther. Des filles qui vous foutaient un type par terre. Jouer à l’anesthésie…
Jorge l’attendait sous la pluie au bout du barrage et agitait frénétiquement son bras en direction de la jeep.
« Charlie ! » C’était un cri de terreur.
Le nœud serra plus fort la gorge de Charlie.
« Le capitaine Paixao est ici. Avec deux prisonniers. Ils sont en train de les interroger dans le magasin. Un homme et une femme.
— Ils venaient pour… pour me tuer ?
— Va te faire foutre avec ton égocentrisme ! Paixao et ses gorilles les torturent pour leur arracher des renseignements. Il y a une femme, je te dis ! »
Charlie se mordit la lèvre.
« Merde, c’est moche. Je crois qu’on ferait mieux de…
— De quoi faire ? Faire qu’ils arrêtent ? J’aimerais savoir comment tu t’y prendrais !
— Je n’en sais rien, Jorge, et puis merde ! Par contre, ce que je peux faire, c’est voir ce qui se passe. »
Jorge, ruisselant, monta dans la jeep.
Charlie braqua la jeep sur la plus éloignée des baraques de tôle.
Les rouleaux compresseurs et les bulldozers étaient garés à cet endroit – avec eux, l’hélicoptère de Paixao. Le pilote fumait une cigarette et tenait, comme par mégarde, son fusil pointé sur la jeep qui approchait.
La porte du magasin était gardée par un autre des hommes de Paixao qui avait un visage de chien boxer encadré de pattes noires et broussailleuses.
Il hurla en direction de la jeep qui s’arrêtait.
« Qu’est-ce qu’il dit ?
— D’aller se faire voir et que ça ne nous regarde pas.
— Dis-lui que j’insiste pour voir Paixao. »
Jorge traduisit puis lança à Charlie un regard découragé.
« Le capitaine viendra te voir quand bon lui semblera.
— Bon, alors, puisque ça ne suffit pas, dis-lui que j’ai besoin de prendre du matériel dans le magasin. C’est urgent, c’est pour le barrage. Non, attends, il faut trouver quelque chose. Mais comment ont-ils pu entrer ? En cassant la serrure ?