Выбрать главу

— Ils m’ont pris la clef, avoua Jorge en rougissant.

— Tu veux dire que tu la leur as donnée, bien qu’au courant de ce qui allait se passer ici ?

— Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? C’est la police. Ils veulent le faire ici, pas dans le village. Il y aurait trop de témoins.

— Tu es sûr que c’est vraiment ça ? Ce n’est peut-être pas aussi grave.

— Mais Charlie, ces hurlements que j’ai entendus avant de courir au-devant de toi…

— Tu n’as rien vu par la fenêtre ?

— Le type m’a dit qu’il me mettait une balle dans le pied si je faisais un pas de plus.

— Bon sang, moi, ils n’oseront pas me tirer dessus. Jorge, tu restes avec la jeep. S’il arrive quelque chose, tu files avec et tu appelles Santarém à la radio. Surtout n’interviens pas. »

Tout en descendant, Charlie installa Jorge sur le siège du conducteur. Quand il s’approcha de la fenêtre, le garde lui cria quelque chose.

« Vous parlez anglais ? » lui répondit Charlie sur le même ton et sans cesser de marcher.

Dans sa tête, des voyants rouges dessinaient une question : Charlie, à quoi ça rime de prendre autant de risques ? Pour rester intact dans l’estime de Jorge ? Pour essayer de réparer la fille aux yeux de lapine affolée et le garçon embroché sur ta baïonnette et la hutte qui flambe ?

Les événements tournaient autour de lui comme une ronde de lutins malicieux, plus vite, toujours plus vite. Le Huey Slick, la moiteur torride, les interrogatoires de prisonniers, oui, tu peux toujours te cacher au fin fond de l’Amazonie, ces vieilles choses te pourchasseront comme des furies.

Charlie risqua un œil à travers les barreaux dégoulinants.

Une seule des deux ampoules du magasin était allumée, projetant des ombres immenses dans la zone obscure où se tenait un groupe de silhouettes derrière les emballages du matériel et les barriques d’essence. Charlie se demanda pourquoi ils restaient ainsi dans l’obscurité et si l’autre ampoule venait de sauter. Puis il distingua le fil électrique qui pendait de la douille jusqu’au sol.

Charlie courut à la porte et essaya de passer malgré la présence du garde aux rouflaquettes.

Celui-ci le repoussa sans ménagement dans la pluie.

« Dis donc, gros con, c’est mon magasin ! Il faut que je voie Paixao. Tu comprends ? Paixao ! »

L’homme fit un signe de la tête tandis que, de la main, il lui enjoignait de rester à distance. Il donna quelques coups de crosse derrière lui, dans la porte, le canon du fusil restant pointé en direction du bas-ventre de Charlie.

« Gros tas de merde », grommela Charlie entre ses dents.

Ils durent attendre un instant que la porte s’ouvre et qu’apparaisse le visage de rat d’Orlando.

Le métis assista flegmatiquement aux essais maladroits de Charlie pour construire quelques phrases en portugais, puis il disparut. Charlie se demanda s’il s’était fait comprendre jusqu’à ce que le capitaine en personne apparaisse à la porte.

Paixao avait aux lèvres son sourire antiseptique d’infirmière.

« Monsieur Faith. Vous serez heureux d’apprendre que nous avons intercepté deux terroristes qui allaient vous tuer. Ils l’admettent. Malheureusement, nous avons perdu l’un d’entre eux dans la forêt. Il est probable qu’en l’absence de vivres et de moyen de transports il y mourra. Nous n’en avons pas l’intention d’abuser longtemps encore de votre hospitalité. Dans une heure, nous serons repartis. Pouvez-vous patienter jusque-là ?

— Excusez-moi, capitaine, mais je veux savoir ce que vous faites à ces gens. »

Charlie contourna rapidement Paixao et regarda le sol du magasin.

Une forme humaine était recroquevillée à terre.

Quant à l’autre forme humaine, on aurait dit qu’elle marchait sur la tête. Puis Charlie distingua la corde qui lui enserrait les chevilles, qui suspendait le corps aux poutrelles du toit. Les jambes étaient nues. Sans doute le reste du corps l’était-il aussi, mais les hommes de Paixao faisaient écran.

« Je vous demande ce que vous faites !

— Monsieur Faith, vous avez accompli votre devoir en Asie du Sud-Est. Le sentiment du devoir ne vous est donc pas une chose inconnue. Imaginez-vous qu’un rat a été pris au piège. Il s’agit maintenant de l’écraser, je dirais même de le presser. Vous n’avez pas à vous sentir concerné. Nous avons simplement besoin de votre électricité pour nos… appareils enregistreurs. Et d’un toit sur nos têtes.

— Est-il vrai qu’une de ces personnes est une femme ?

— Ce sont tous les deux des terroristes, monsieur Faith. Ce sont tous deux des saboteurs et des assassins. Des ennemis de la civilisation. Et vos meurtriers en puissance. La question du sexe est sans objet. »

C’est vrai, jeune fille aux yeux de lapine, quelle importance ce qui s’est passé entre nous puisque de toute façon tu devais mourir ? C’était donc ça, ce qu’on appelle le viol, cette explosion de ma propre angoisse ?

À vrai dire, Charlie n’était même pas sûr qu’il y ait eu viol. Il n’était pas sûr de ce qui était arrivé après la pénétration de la baïonnette. Charlie avait reconstitué la probabilité d’un meurtre, c’était tout. C’était l’image fantôme de ce qui avait pu se passer. Et lui-même était le soldat fantôme accomplissant des gestes fantômes comme dans un camp d’entraînement.

À ce moment, le corps suspendu pivota et Charlie vit les seins. Et les fils électriques.

Il se précipita en avant.

Olimpio, le Noir, s’empara rudement de lui et le maintint jusqu’à ce que le capitaine arrive à sa hauteur.

Charlie n’en croyait pas ses yeux. Un corps humain pendu comme une carcasse à l’abattoir. C’était peut-être pour ça qu’il restait sans réaction aux mains d’Olimpio. Les fantômes venaient encore de gagner et, de cette femme pendue la tête en bas, ils faisaient un cobaye de laboratoire. Seul Paixao semblait parfaitement conscient de la réalité et en prise sur elle.

Le fantôme Charlie Faith ne pouvait rien avoir à dire ou à faire. Olimpio lui fit aisément traverser la pièce avant de le repousser dans la pluie.

« Monsieur Faith ! La voix de Paixao l’avait suivi. Souvenez-vous que c’est de votre vie qu’il s’agit ! »

Il fut rattrapé par un hurlement de douleur animale. Cela, ajouté aux gifles de la pluie, le chassa de son refuge fantôme vers la réalité. Charlie courut vers la jeep.

« Jorge, à moins que tu n’aies fait l’andouille, il faut qu’on mette la main sur la clef de l’abri du générateur. Il faut couper le courant. J’espère que tu ne leur as pas aussi donné cette clef ? »

Almeida embraya avec une promptitude vicieuse et garda le pied sur l’accélérateur.

« Tu serais assez dégueulasse pour penser que j’avais envie de leur donner la clef ? »

Lorsque ce fut fait et qu’il eut reverrouillé l’abri du générateur, Charlie remonta dans la jeep où Jorge tripotait le 38 mm qu’il gardait sous le siège du conducteur.

« Passe-moi ça, Jorge, tu veux ?

— Pour le donner au capitaine, hein, comme moi je lui ai donné la clef ? »

Mais il le tendit à Charlie qui vérifia ostensiblement s’il était chargé tandis que Jorge dirigeait la jeep vers le magasin. Il ne l’avait pourtant pas demandé à Jorge mais puisque c’était là qu’ils allaient, il n’osa pas demander à Jorge de n’en rien faire.

Paixao, debout devant la porte, accueillit Charlie.

« Nous avons une panne inattendue de courant, monsieur Faith. Auriez-vous l’amabilité de remettre l’électricité ? Non ? Écoutez, je me serais volontiers servi des batteries de l’hélicoptère sans cette pluie. De plus, avec une aussi faible visibilité, ce serait une erreur tactique de diminuer les performances de l’appareil. Vous faites peut-être peu de cas de votre vie, mais figurez-vous que nous au moins, nous tenons à votre barrage. Dieu merci, j’ai un fouet dans l’hélicoptère. Il est en peau de tapir. Saviez-vous que dans les anciennes légendes chinoises, le tapir passait pour un animal qui se nourrissait de rêves ? Je me demande quelles secrètes rêveries révolutionnaires mon fouet de tapir découvrira ? Quel dommage pour elle que vous ayez coupé l’électricité. L’électricité ne laisse pas de cicatrices, si ce n’est à l’âme. Par contre, un fouet de tapir, dans les mains expertes d’Olimpio, ça écorche vif, pour vous parler sans ambages, monsieur Faith. »