— La structure de la phrase est brisée, c’est vrai, mais il essaie peut-être de traduire ce que les Indiens sont en train de chanter…»
Pierre contempla Sole avec curiosité.
« Chris ? » demanda-t-il prudemment. Puis il se dégagea d’un geste brusque de la poigne de Chester et s’éloigna d’un pas dansant. Il rejoignait le chœur conduit par l’homme peint. Avec un large sourire aux Indiens qui l’entouraient, il lissa, d’un geste de vanité puérile, sa touffe de plumes bleues.
« Vous avez vu les taches de sang sur son nez ?
— Le type n’a plus sa tête à lui, ricana Chester. On perd notre temps, avec lui.
— Vous savez, Tom, il doit avoir gardé quelques enregistrements. Il était plutôt du genre méthodique. Un peu romantique, mais méthodique. Il est possible qu’on le dérange à un moment où il ne peut pas laisser tomber ce qu’il fait. Allons voir dans les huttes s’il n’y a pas laissé des notes ou autre chose.
— D’accord, laissons-les à leurs jeux. Je me demande pourquoi ils dansent là plutôt que dans le village.
— C’est peut-être tout simplement parce que l’eau y est moins profonde. »
Dans l’une des huttes, Chester trouva le magnétophone et le journal de Pierre sur un hamac tendu au-dessus de l’eau.
Assis dans la cabine de l’hélicoptère, Sole traduisit à voix haute le journal de Pierre. À mesure que les jours se succédaient, sa voix se faisait plus convaincue, plus assurée. Au début de la nouvelle année, quelques pages blanches marquaient une pause dans le journal qui reprenait ensuite, comme si Pierre avait perdu le fil du temps et n’avait trouvé pour l’exprimer que le vide du papier.
« Il a donc rencontré les terroristes ?
— Ça m’en a tout l’air.
— Et maintenant, le bébé de la drogue est prêt à naître. Ça explique ce qui se passe en ce moment. C’est vraiment étrange. Il a trouvé des choses étonnantes. Il s’est constamment maintenu au cœur de l’événement.
— Je suis d’accord avec vous, Chris, c’est parfaitement possible. Mais ne perdez pas de vue que c’est le Nevada, qui est maintenant au cœur de l’événement. Comme disait l’autre, ce sont les étoiles qui règlent notre destin.
— Oui, dit Sole d’une voix indécise, trop content de l’inconscience actuelle de Pierre. Mais combien de temps resterait-il dans cet état ? »
Zwingler fit un signe de tête à Chester.
« Bon, moi, je suis d’accord. L’opération Chutes du Niagara continue.
— En connaissance de cause ?
— Apparemment ! D’après ce que suggèrent les papiers du Français, ça colle. Gil, vous pourriez appeler Chase et Billy ?
— Ça c’est bien, dit le Noir avec un sourire de satisfaction. Moi, j’aime quand ça pète. »
« Chase, dit prudemment Zwingler dans le micro, pourquoi le ciel est-il sombre la nuit ? »
La réponse grésilla :
« À cause de l’expansion de l’univers.
— Très bien, Chase. Maintenant écoutez-moi. Le mot, c’est Niagara. Niagara, répétez.
— Niagara… C’est tout ?
— Pour l’instant, oui. Pour « les Chutes », vous attendrez l’arrivée de l’hélicoptère. J’envoie Gil pour prendre livraison de vous et vous ramener ici. Commencez l’opération Chutes du Niagara au moment de décrocher. On se repliera sur Franklin. Dites à Manàus d’envoyer le jet à Franklin pour nous ramener. Et informez le gouvernement que la situation se présente bien et que nous envoyons pour analyse des documents et des bandes. Faites-les parvenir à Manàus par l’avion de reconnaissance dès que vous pourrez et télexez-les par le consulat de là-bas. »
Zwingler se fit relire les instructions avant d’interrompre la communication.
« Comme ça, vous envoyez les enregistrements de Pierre aux États-Unis ?
— Évidemment. Ils constituent notre seul manuel de xemahoa. »
Les trois hommes retournèrent patauger dans l’eau boueuse. Chester portait un long sac de grosse toile. Zwingler avait à la main un fourre-tout marqué du sigle de la TWA. Au moment où l’hélicoptère décollait, ils entraient, fendant lourdement l’eau, dans la hutte de Pierre. Zwingler laissa tomber son fourre-tout sur le hamac, à côté de lui.
« Que diriez-vous de quelques mots d’explication, Tom ? Je commence à perdre pied.
— D’accord, Chris.
— Quel est cet endroit que vous appelez Franklin ?
— C’est un aéroport de campagne, disons de forêt, installé ici pour les repérages du projet Amazonie. Mais il peut aussi, à l’occasion, recevoir des jets. L’autre Roosevelt, Teddy, a donné son nom à une rivière, dans le coin, d’où le prénom de Franklin donné à cet endroit…
— Et Chutes du Niagara ?
— C’est peut-être, pour un nom de code, un choix critiquable. Ça en dit trop long sur l’opération.
— Il s’agirait d’une chute d’eau, de répandre de l’eau ?
— C’est-à-dire que… Chase et Billy vont ôter la bonde du barrage. Nous pouvons faire en deux minutes zéro seconde ce que ces terroristes n’auraient pu réussir en une éternité. Le Seigneur donne et le Seigneur reprend…
— Et comment allez-vous mettre tout ça en perce, Tom ? Je pensais qu’il ne s’agissait, ici, que d’embarquer quelques Indiens ? »
Zwingler fit de la tête un geste vif de dénégation.
« Au cas où il y aurait quelque chose dans cette histoire de drogue, il faut sauver tout l’environnement. Voilà ce qu’on pense en haut lieu chez nous. Normalement, cela devrait faire plaisir à votre ami Pierre. Deux charges d’une kilotonne chacune suffiront à Billy. La poussée de l’eau fera le reste. Elle décollera le barrage comme un morceau d’adhésif.
— Mon Dieu, mais vous ne songez tout de même pas à utiliser des explosifs nucléaires ?
— Nucléaires, ce n’est qu’un mot, Chris. Vous n’allez pas vous laisser impressionner par un mot. Deux charges d’une kilotonne, ce n’est que le dixième de la bombe d’Hiroshima.
— Mais les retombées ? Et la crue que ça va produire ?
— Il y aura très peu de retombées ; et à peine détectables. Billy larguera la charge à l’autre bout du barrage. Quant à la crue, disons qu’un type a autant de chances de se faire tuer en traversant une rue de New York, de Londres ou de Rio. Appelons ça le facteur danger automobile, ce n’est rien d’autre.
— On mettra ça sur le dos des terroristes, dit Chester avec un large sourire. On en fera courir le bruit, même si ça leur fait de la publicité gratuite. Une explosion aussi minime, personne ne la croira nucléaire.
— Et en aval, que se passera-t-il ?
— Si je ne me trompe, le camp de regroupement est perché sur une hauteur, non ? »
Sole se sentait complètement neutre. Mais son détachement était envahi de l’intérieur par des éclats de passion et un tourbillon d’inquiétude. Ce n’était pas de la colère, mais une sorte d’impatience. Comme si, jusqu’ici, Pierre avait joué pour le rôle de surmoi politique. Or Pierre était éclipsé. Comme Nietzsche disait de la mort de Dieu, désormais tout était possible. Et, tandis que Zwingler continuait à parler, Sole s’acharnait autour de ces réflexions.
« Ce facteur “danger automobile” est un concept qu’il est utile de garder en mémoire tout au long de cette opération. Ce que nous tenons dans nos mains, c’est l’avenir de l’homme dans les étoiles, pour ne pas parler de son avenir terrestre. Il se pourrait qu’une explosion cause des pertes humaines. Je ne dis pas qu’elle le fera, mais qu’elle pourrait le faire. De même que ces Indiens pourraient très mal prendre l’enlèvement de leur Bruxo. Mais ils s’en remettront aisément. La naissance de leur Messie les y aidera. Et puis l’eau va se retirer. Le champignon va pousser de nouveau. Et qui sait, peut-être ce Kayapi va-t-il prendre la situation en main ? Par la suite, nous serons capables de synthétiser la drogue. Ça pourrait être un coup fatal pour votre ASP, Chris. »