Quant au bébé…
Sole ne pouvait en détacher ses yeux, trop frappé d’horreur pour sentir du dégoût.
Des larges brèches qui lui ouvraient le crâne, trois molles hernies cervicales pendaient, pâte grisâtre serrée dans une membrane comme des œufs de morue à l’étal d’un poissonnier. Le haut de son visage, sous les poches grises, était dépourvu d’yeux, remplacés par deux légers renfoncements.
En plusieurs points de son torse, des excroissances hernieuses suintaient, saillant d’un corps qui ne parvenait qu’à grand-peine à se contenir lui-même.
Pierre se pencha sur la créature chétive qui palpitait sur le flanc de la femme. Il était désormais sans objet de s’interroger sur son sexe.
« Ça vit ! cria-t-il avec une sorte de répugnance ravie.
— Oui, Pierre, le bébé est vivant. Mais pour combien de temps ? »
La tête se tordit en direction de leurs voix. Le visage aveugle se tendait vers eux. La bouche s’ouvrit, rouge et dégarnie comme celle d’un oisillon et laissa échapper un cri perçant.
« Ah ! » soupira Pierre comme s’il comprenait la signification de cette effusion primaire de voix.
Et, chose incroyable, ce furent des cris de joie qui répondirent de l’extérieur, une véritable clameur victorieuse.
Sole se détacha brusquement de Pierre et se retourna vers la porte pour voir ce qui se passait.
Kayapi, aux côtés du Bruxo, faisait de grands gestes en direction de l’eau. Il avait fini par se rendre compte que l’inondation refluait.
Solennellement, le jeune Indien passa son bras autour de l’épaule du Bruxo et l’aida à se relever. Le vieillard, toussant et saignant du nez, s’agrippa à son enfant naturel pour se remettre d’aplomb.
Le disciple du Bruxo pataugea à leur rencontre, mais Kayapi, dans un geste plein de colère et de mépris, lui fit signe de s’en retourner. L’adolescent, rejeté et presque inaperçu, se perdit dans la foule des hommes.
Sole revint près du lit et écarta rudement Pierre de la femme et de son monstre. Le Français s’éloigna en renâclant. Il se frottait les yeux.
« Pierre, qu’est-ce que Kayapi raconte en ce moment ? Traduis, nom de Dieu !
— Le maka-i lui-même boit l’inondation, balbutia Pierre.
— Et puis ?
— Sentez comme il boit les eaux… elles se déversent dans sa gorge.
— Continue.
— Le plan grandiose a réussi, grâce au Père Bruxo. Mais le bébé… Ah ! quel démon, ce Kayapi !…
— Continue.
— Le bébé n’est pas le maka-i lui-même. Il n’est que son message envoyé aux Xemahoa. Le maka-i ne peut venir en personne. Mais c’est bien un message qu’il a envoyé. Et, pour prouver que son message est vrai, il boit l’inondation. Maintenant il faut un homme capable d’expliquer le message aux Xemahoa…
— Je commence à comprendre ! s’écria Sole.
— Quoi ?
— Écoute-moi bien, Pierre. Va voir Kayapi et dis-lui qu’il a raison, que le bébé est un message, qu’il est nécessaire de l’expliquer. Mais rappelle-lui qu’il ne peut pas le faire tant que le vieux Bruxo est encore en place. Il va devoir partir. Et c’est nous qui allons l’emmener ! Tu n’as qu’à dire ça. Nous allons aussi emmener la femme de la hutte. Vas-y, promets-le-lui. Tu ne peux pas savoir comme c’est important. »
(Cette pauvre femme… Et pas une des femmes xemahoa qui entrerait dans sa hutte pour lui porter secours ! Il fallait pourtant la maintenir en vie, puisque son esprit était sous l’emprise de la drogue seule.)
Sole traîna Pierre de l’autre côté de la clairière et le plaça face à Kayapi.
« Maintenant, dis-lui, cria-t-il. Nous allons emmener le vieillard et la femme. Après ça, Kayapi aura les mains libres. »
Le laissant planté là, il se hâta de rejoindre Chester et Zwingler, priant le Ciel que Pierre ait assez de présence d’esprit pour dire ce qu’il fallait. Chester pointait toujours son fusil à fléchettes sur la foule, mais d’une main moins assurée. Tom Zwingler voulut poser des questions, mais Sole coupa court :
« Est-ce que l’un de vous a fait du secourisme ? La mère est complètement éventrée par la césarienne la plus expéditive de l’histoire et nous avons besoin d’elle. Elle est bourrée de drogue. Elle fera l’affaire des Sp’thra, tout comme le Bruxo. Et si Pierre dit à Kayapi ce que je lui ai demandé de raconter, on va pouvoir partir d’ici avec la mère et le Bruxo sans avoir à tirer la moindre fléchette.
— Est-ce que le bébé est vivant ?
— Bon Dieu, non. C’est horrible à voir. Il est vivant, mais hérissé de hernies, je veux dire cervicales et autres. Mais il faut sauver cette femme, elle en a pris un coup…
— Vous pouvez vous en charger, Chester ?
— Donnez-moi le sac. »
Le Noir mit le fusil à fléchettes dans les mains de Zwingler et fouilla dans le fourre-tout marqué du sigle d’une compagnie aérienne.
« J’ai des sulfamides en poudre et des comprimés de pénicilline. Plus quelques bricoles. Je vais voir ce que je peux faire. »
Un large sourire lui éclaira le visage.
« J’espère qu’elle ne va pas penser que c’est le diable qui vient la chercher.
— Elle n’est pas en état de penser quoi que ce soit. Tenez, prenez la torche, vous allez en avoir besoin. »
Sans ménagements, Chester se fraya un chemin parmi les Indiens. Toute leur attention était maintenant captivée par Kayapi. Sole n’arrivait toujours pas à comprendre la levée subite du tabou qui frappait la hutte et qui, depuis la naissance de l’enfant, semblait s’être évaporé. On y entrait maintenant comme dans un moulin.
« Tom, où en est ce foutu hélicoptère ? »
Zwingler passa le fusil sous son bras et haussa les épaules.
« Et ce site que vous appelez Franklin, c’est loin d’ici ?
— Entre cent trente et cent soixante kilomètres. Pas besoin d’y aller à pied. Ils doivent avoir un hélicoptère et ils l’enverront s’il arrive quoi que ce soit à Chase et Billy.
— Ils risquent tout simplement de l’envoyer trop tard. »
Pour couper court à la conversation, Zwingler tourna le dos à Sole.
Au-dessus de leur tête, des nuages de pluie croisaient rapidement dans une pleine assiettée d’étoiles. Il les regarda longuement et ses lèvres s’arrondirent autour d’un sifflement silencieux.
Plus tard, les nuages s’étant réunis en masses compactes qui cachaient les étoiles, il se mit encore à pleuvoir.
Maintenant que les Xemahoa savaient que la crue refluait, personne ne pensait plus à amasser du bois sec sur les foyers lacustres. Une demi-heure plus tard, les feux agonisaient.
XVIII
À l’attention des :
COMMANDANT EN CHEF DE L’US ARMY
COMMANDANT EN CHEF DE L’US AIR FORCE
COMMANDANT EN CHEF DES OPÉRATIONS NAVALES
COMMANDANT EN CHEF DE L’US MARINE CORPS
CONSEILLERS SPÉCIAUX DE L’US INTELLIGENCE
DIRECTEUR DE LA NASA
Objet :
PREMIÈRE RÉUNION DE LA COMMISSION PRÉSIDENTIELLE EXTRAORDINAIRE CHARGÉE DE L’ÉTUDE DU PLAN « SAUT-DE-PUCE »
13. … Mais au-delà de l’opportunité tant technique que politique d’acquérir ces connaissances, s’étend tout un domaine psychologique que nous nous risquerons à définir comme un état de crise de la noosphère (pour emprunter à la théologie de Teilhard de Chardin ce mot qui s’applique à la zone d’activité de l’esprit humain).
Cette crise n’a cessé de guetter l’humanité depuis la Révolution néolithique qui, la première, a donné le jour à une technique qui, bien qu’encore embryonnaire, était appelée à transformer l’environnement naturel.