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Tandis qu’il s’affairait à attacher les rênes de son attelage au frein du chariot, Fain accorda un minimum d’attention aux membres du Conseil et aux villageois. Sans regarder ni saluer personne en particulier, il souriait, les dents serrées, adressant des signes de la main distraits à des gens dont il était particulièrement proche. Mais sa conception de l’amitié se caractérisait depuis toujours par une certaine froideur – ou, à tout le moins, une très nette tendance à conserver ses distances.

Alors que la foule l’implorait de parler, il continua à se consacrer à des tâches sans importance. Un moyen d’attendre que l’impatience des villageois ait atteint son zénith, bien entendu. Seuls les conseillers n’entraient pas dans le jeu. Très dignes, comme l’exigeait leur rang, ils se taisaient obstinément. Mais le nuage de fumée de pipe qui grossissait au-dessus de leurs têtes trahissait à quel point ils prenaient sur eux pour ne pas craquer.

Se faufilant dans la foule, Rand et Mat approchèrent du chariot autant qu’il était possible. Rand se serait arrêté bien plus tôt, mais son ami jouait des coudes, l’entraînant dans son sillage. Pour finir, ils se retrouvèrent juste derrière les conseillers.

— Rand, j’ai bien cru que tu resterais chez toi pendant toutes les festivités, cette année ! cria Perrin Aybara, assez fort pour couvrir la clameur de la foule.

Plus petit d’une demi-tête que Rand, l’apprenti forgeron aux cheveux bouclés était pratiquement deux fois plus large que lui – un colosse aux épaules et aux bras dignes de ceux de maître Luhhan en personne. S’il l’avait voulu, il se serait aisément frayé un chemin dans la foule, mais ce n’était pas son genre… Au contraire, il avançait prudemment, s’excusant lorsqu’il passait trop près de gens qui n’avaient d’yeux que pour le colporteur. Qu’on en prenne note ou pas, Perrin s’excusait et s’efforçait de ne bousculer personne.

— Bel Tine et un colporteur ! s’exclama-t-il quand il eut rejoint ses amis. Je parie qu’il va vraiment y avoir un feu d’artifice !

— Si tu savais tout, lança Mat, tu en tomberais sur les fesses !

Perrin jeta un regard soupçonneux au farceur du village, puis il fronça les sourcils à l’intention de Rand.

— Il ne ment pas ! cria Rand. Mais je t’expliquerai plus tard ! Oui, plus tard !

À cet instant précis, Padan Fain se mit debout sur le siège du conducteur. Aussitôt, la foule se tut, laissant ainsi les trois derniers mots de Rand retentir comme autant de roulements de tonnerre.

Un bras théâtralement levé, Fain se pétrifia, la bouche grande ouverte. Tous les regards se braquèrent sur Rand, y compris celui du squelettique petit colporteur qui s’attendait à voir la foule boire ses paroles.

Rouge comme une pivoine, Rand regretta de ne pas avoir la taille d’Ewin, histoire de passer inaperçu. Ses deux amis parurent aussi mal à l’aise que lui. Fain avait commencé l’année précédente à ne plus les tenir pour quantité négligeable. Très professionnel, il ne perdait en général pas de temps avec les individus trop jeunes pour lui acheter sa marchandise. Avec son éclat, Rand redoutait d’être réintégré dans la catégorie des « enfants sans intérêt ».

— Non, pas plus tard ! tonna Fain en tirant sur les pans de sa cape. (Ensuite, il leva de nouveau une main.) Je vais parler maintenant. (En tenant son discours, il faisait de grands gestes, comme pour envoyer ses paroles à la foule.) Vous pensez avoir eu des problèmes, sur le territoire de Deux-Rivières ? Eh bien, sachez que le monde entier en a, de la Flétrissure à la mer des Tempêtes en passant par l’océan d’Aryth à l’ouest et par le désert des Aiels, à l’est. Et même au-delà ! L’hiver fut le plus rude que vous ayez connu, vous glaçant jusqu’à la moelle des os ? Mais c’était pareil partout ! Dans les Terres Frontalières, votre hiver passerait pour un charmant printemps. Mais chez vous, le printemps, le vrai, n’arrive pas, c’est ça ?

» Des loups ont tué vos moutons ? Ils ont été jusqu’à attaquer des hommes ? Eh bien, le printemps est en retard dans le monde entier, et les loups rôdent partout, le ventre creux, prêts à planter leurs crocs dans n’importe quelle chair, que ce soit celle d’un mouton, d’un homme ou d’une vache.

» Mais il y a de pires malheurs que les loups et les frimas. Et je connais beaucoup de gens qui se réjouiraient de ne pas avoir d’autres ennuis que ceux-là.

— Qu’y a-t-il de plus terrible que des loups qui massacrent des moutons et des hommes ? demanda Cenn Buie.

Des murmures approbateurs coururent dans la foule.

— Des hommes qui massacrent d’autres hommes, répondit le colporteur d’un ton sinistre. Je veux parler de la guerre. (Des cris de surprise et d’indignation accueillirent cette nouvelle.) Au Ghealdan, le conflit qui fait rage est une véritable boucherie. Dans la forêt de Dhallin, la neige est rouge de sang humain. Les corbeaux occultent le ciel et leurs cris percent les tympans des survivants. Des armées marchent sur le Ghealdan. Des pays, des hautes maisons et des grands hommes envoient leurs soldats au combat.

— La guerre ? répéta Bran al’Vere, faisant la moue comme si ce mot lui laissait un goût bizarre dans la bouche. (À Deux-Rivières, personne n’avait jamais été impliqué dans un conflit armé.) Pourquoi ces gens-là se battent-ils ?

Fain eut un rictus moqueur, à croire qu’il entendait fustiger l’ignorance des villageois, coupés de la réalité du monde. Puis il se pencha vers Bran, comme s’il voulait lui parler à l’oreille, mais sa voix resta assez forte pour que tout le monde l’entende :

— L’étendard du Dragon est de nouveau levé. Des hommes accourent pour le combattre ou pour le soutenir.

L’assistance en cria d’effroi et Rand sentit qu’il frissonnait de la tête aux pieds.

— Le Dragon ! gémit quelqu’un. Le Ténébreux fond sur le Ghealdan !

— Pas le Ténébreux ! beugla Haral Luhhan. Le Dragon, vous dit-on ! Et de toute façon, c’est un imposteur !

— Si nous écoutions maître Fain ? proposa Bran al’Vere.

Mais tout le monde hurla en même temps :

— C’est aussi terrible que le Ténébreux !

— Le Dragon a disloqué le monde, pas vrai ?

— Tout est sa faute ! C’est lui qui a provoqué l’Ère de la Folie.

— Vous connaissez les prophéties ? Quand le Dragon renaîtra, nos pires cauchemars passeront pour de doux rêves !

— C’est un autre imposteur, rien de plus !

— Et ça change quoi ? Tu te souviens du dernier ? Lui aussi a déclenché une guerre, et il y a eu des milliers de morts. Fain, parle-nous du carnage de l’Illian !

— Les temps sont maléfiques ! Pendant vingt ans, personne n’a prétendu être le Dragon Réincarné. Et voilà que nous en avons deux en cinq ans. Voyez cet hiver qui s’éternise : c’est la fin du monde.

Rand regarda ses deux amis. Mat avait le regard brillant d’excitation. Perrin, lui, fronçait dubitativement les sourcils.

Rand se souvenait de toutes les histoires qu’il avait entendues sur les hommes censés être, selon leurs propres dires, le Dragon Réincarné. En mourant ou en disparaissant sans avoir accompli l’ombre d’une prophétie, ils s’étaient désignés comme des imposteurs. Mais ça ne les avait pas empêchés de provoquer des désastres. Des nations entières dévastées par des guerres, des villes et des villages incendiés, des montagnes de cadavres brûlés et des réfugiés s’entassant sur les routes comme des moutons dans un enclos…

C’était du moins ce que racontaient les colporteurs et les marchands, et aucun habitant sensé de Deux-Rivières n’aurait mis leur parole en doute.

Quand l’authentique Dragon renaîtrait, disaient certains, ce serait la fin du monde…

— Silence ! s’écria le bourgmestre. Un peu de calme ! Arrêtez de vous laisser emporter par votre imagination ! Si nous écoutions ce que maître Fain veut nous dire au sujet de ce faux Dragon ?