La foule se tut, mais Cenn Buie ne l’entendit pas de cette oreille.
— Est-ce vraiment un imposteur ? demanda-t-il.
Bran al’Vere fut d’abord surpris par cette attaque insidieuse, mais il se ressaisit très vite.
— Cesse de parler comme un vieux fou, Cenn ! rugit-il.
Mais le mal était déjà fait, et les cris reprirent de plus belle.
— Ça ne peut pas être le Dragon Réincarné ! Que la Lumière nous protège, c’est impossible !
— Cenn Buie, espèce de vieil idiot, tu voudrais attirer une catastrophe sur nos têtes, pas vrai ?
— Et si tu prononçais le nom du Ténébreux, maintenant ? Cenn Buie, sous l’influence du Dragon, tu tentes de nous nuire à tous !
Le vieux couvreur ne se démonta pas et regarda autour de lui, tentant de faire baisser les yeux à ses détracteurs.
— Ai-je entendu Fain parler d’un imposteur ? Et vous ? Utilisez donc vos yeux ! Où sont les céréales qui devraient nous arriver au moins au niveau des genoux ? Pourquoi l’hiver persiste-t-il alors que le printemps devrait être là depuis un mois ?
Des voix rageuses ordonnèrent au vieil homme de se taire.
— Pas question ! répliqua-t-il. Je déteste ce sujet, comme vous, mais je ne me cacherai pas la tête dans le sable jusqu’à ce qu’un homme de Bac-sur-Taren vienne me trancher la gorge. Et, pour une fois, je ne me laisserai pas embobiner par le bagout de Fain. Dis-nous la vérité, colporteur ! Qu’as-tu donc entendu ? Cet homme est-il un faux Dragon ?
Pas le moins du monde perturbé par le chaos qu’il venait de provoquer, ni par les nouvelles dont il s’était fait le messager, Fain haussa les épaules puis se passa pensivement le bout d’un index sur le nez.
— Qui peut le dire avant que tout soit accompli ? demanda-t-il. (Il marqua une pause très étudiée, imaginant sans doute les réactions de son auditoire – et les trouvant à l’évidence très drôles.) Je sais cependant que cet homme contrôle le Pouvoir de l’Unique. Ses prédécesseurs en étaient incapables. Lui, il sait canaliser la force universelle. Sur un de ses cris, le sol s’ouvre sous les pieds de ses ennemis et de hauts murs s’écroulent comme un château de cartes. La foudre lui obéit et frappe où il le lui ordonne. Voilà ce que j’ai entendu de sources que je ne mets pas en doute.
Un lourd silence ponctua cette tirade. Rand regarda ses amis. Perrin semblait voir devant son œil mental des choses qu’il détestait. Mat, lui, paraissait toujours très excité.
À peine plus taciturne qu’à l’accoutumée, Tam se pencha vers le bourgmestre pour lui parler à l’oreille, mais Ewin Finngar l’en empêcha :
— Il deviendra fou et mourra ! cria-t-il. Dans les récits, les hommes qui canalisent le Pouvoir perdent la raison, se dégradent et finissent par mourir. Seules les femmes peuvent manipuler le Pouvoir. Ton Dragon ne le sait-il pas, colporteur ?
L’adolescent se baissa vivement pour éviter une taloche de Cenn Buie.
— Vas-tu enfin te taire, sale gosse ? cria le couvreur en brandissant le poing. Montre du respect à tes aînés et laisse-les s’occuper de cette affaire !
— Du calme, Cenn ! intervint Tam. Ce garçon s’intéresse à ce qui arrive, ce n’est pas une raison pour t’énerver.
— Et si tu te comportais comme un adulte, pour une fois ? renchérit Bran. En te souvenant que tu es membre du Conseil, si tu veux bien…
L’air de plus en plus furieux, le couvreur s’empourpra jusqu’à la racine des cheveux.
— Enfin, vous savez bien de quel genre de femmes il veut parler ! explosa-t-il. Luhhan, et toi aussi, Crawe, cessez de me regarder comme ça ! Ce village est un lieu décent habité par des personnes moralement irréprochables. Entendre Fain parler d’un faux Dragon capable de canaliser le Pouvoir est déjà une infamie. Faut-il en plus qu’un sale gamin possédé par le Dragon évoque devant nous les Aes Sedai ? Certains sujets ne doivent pas être abordés, un point c’est tout. Et si vous avez l’intention de laisser ce maudit trouvère raconter tout ce qui lui passe par la tête, sachez que ce n’est ni juste ni digne.
— Je n’ai jamais vu, entendu ou senti quelque chose dont on ne devait pas parler, lâcha Tam.
Mais Fain n’avait aucune intention d’en rester là.
— Les Aes Sedai sont déjà impliquées, dit-il. Un groupe est parti vers le sud, en direction de Tar Valon. Cet homme contrôle le Pouvoir. En conséquence, seules les Aes Sedai peuvent le vaincre ou négocier avec lui une fois qu’elles l’auront dominé sur le champ de bataille. Si elles y parviennent.
Dans la foule, quelqu’un gémit d’angoisse. Inquiets, Bran et Tam se regardèrent, les sourcils froncés. Les villageois s’étaient massés les uns contre les autres et certains tiraient frileusement sur les pans de leur cape. Pourtant, le vent était plutôt moins violent.
— Bien sûr qu’elles y parviendront ! lança une voix.
— Au bout du compte, les imposteurs perdent toujours !
— Il ne gagnera pas, au moins ?
— Et que se passera-t-il s’il triomphe ?
Penché vers le bourgmestre, Tam avait enfin réussi à lui parler à l’oreille. Ignorant le vacarme environnant, Bran écoutait attentivement en hochant de temps en temps la tête.
Quand le père de Tam eut terminé, maître al’Vere prit la parole :
— Écoutez-moi ! Un peu de silence pendant que je parle ! (Le calme revint.) Il ne s’agit pas de simples nouvelles du monde, comme d’habitude, mais de très graves événements dont le Conseil doit débattre. Fain, veux-tu bien entrer avec nous dans l’auberge ? Nous avons des questions à te poser.
— Un bon gobelet de vin chaud ne me ferait pas de mal, répondit le colporteur. (Ravi de rester le centre d’intérêt du village, il sauta de son chariot, s’essuya les mains sur le devant de sa cape puis tira sur les pans pour rectifier les plis.) Quelqu’un aurait-il la bonté de s’occuper de mes chevaux ?
— Je veux entendre ce qu’il a à dire ! cria un homme.
D’autres voix se joignirent à sa protestation.
— Il ne peut pas venir avec vous ! Ma femme m’a chargé d’acheter des épingles…
C’était Wit Congar. Plusieurs villageois le foudroyèrent du regard, mais il ne se démonta pas.
— Nous avons aussi le droit d’interroger le colporteur ! lança quelqu’un au dernier rang de la foule. Je…
— Silence ! beugla Bran. (L’effet fut immédiat.) Quand le Conseil l’aura entendu, maître Fain viendra vous dire tout ce qu’il sait. Et vous vendre des épingles et des casseroles. Hu, Tad, occupez-vous de l’attelage de notre visiteur !
Tam et Bran flanquèrent le colporteur, les autres conseillers leur emboîtèrent le pas et tout ce petit monde s’engouffra dans l’auberge.
Une fois la porte refermée, un des villageois eut l’audace d’aller y frapper.
— Rentrez chez vous ! brailla Bran derrière le battant de bois.
Bien entendu, les villageois restèrent devant l’établissement, se perdant en conjectures sur les révélations du colporteur et les questions qu’allaient lui poser les conseillers. Convaincus que le Conseil venait de commettre un abus de pouvoir, certains audacieux tentèrent de voir ce qui se passait à l’intérieur de l’auberge – mais les rideaux étaient tirés – et d’autres mécontents bombardèrent de questions Hu et Tab sans que nul puisse vraiment dire ce que les deux braves garçons étaient censés savoir. Se contentant de répondre par des onomatopées, les employés de Bran entreprirent de dételer les chevaux de Fain. Puis ils les conduisirent les uns après les autres à l’écurie, et ne se remontrèrent plus ensuite.
Ignorant la foule, Rand s’assit dans un coin des antiques fondations, resserra les pans de sa cape autour de sa poitrine et riva les yeux sur la porte de l’auberge.