— Que sont-ils censés faire ? demanda Rand.
Le fermier le regarda comme s’il n’en croyait pas ses oreilles.
— Au nom de la reine, ils garantissent la paix civile et le respect des lois, mon garçon. En outre, ils traquent les délinquants et les traînent devant la justice. D’où venez-vous donc, pour ne pas reconnaître les Gardes de la Reine ? (Kinch exhala un nuage de fumée.) Oui, de quel coin perdu et oublié du Créateur ?
— D’une région lointaine, éluda Mat.
Pour une fois, ce fut Rand qui fit la gaffe :
— Deux-Rivières, pour être précis…
Comment avait-il pu commettre une bourde pareille ? Il n’était pas tout à fait rétabli, mais quand même… Lâcher un nom qui sonnerait comme un tocsin aux oreilles de n’importe quel Blafard !
Kinch tira sur sa pipe en silence, étudia Mat du coin de l’œil et finit par lâcher :
— C’est pas mal loin, en effet… Presque à la lisière du royaume. Mais je n’aurais pas cru que des sujets de la reine puissent ignorer l’existence de ses gardes. Doit y avoir quelque chose de pourri dans le royaume de Morgase, ces derniers temps…
Rand se demanda ce que penserait maître al’Vere si on lui disait que Deux-Rivières appartenait au royaume d’une reine. Celle d’Andor, pouvait-on supposer… Au fond, le bourgmestre était peut-être au courant – il savait tant de choses –, ainsi que d’autres villageois, mais le jeune homme n’avait jamais entendu parler de cette histoire. Le territoire de Deux-Rivières était… le territoire de Deux-Rivières ! Chaque village gérait ses propres affaires. Quand un problème en impliquait plusieurs, les bourgmestres se réunissaient pour le résoudre. Et, dans les cas très graves, les Conseils combinaient leurs forces.
Maître Kinch tira soudain sur les rênes de son attelage, immobilisant le chariot.
— C’est là que je vous laisse…
Un étroit chemin serpentait vers le nord. Au-delà de champs labourés et ensemencés, mais toujours en l’attente de jeunes pousses, on apercevait plusieurs fermes.
— Dans deux jours, vous serez à Caemlyn, dit le fermier à Mat. Si ton ami retrouve un peu de dynamisme…
Mat sauta à terre, récupéra son arc et ses autres affaires, puis il aida Rand à descendre du chariot. Les jambes flageolantes, le jeune berger eut l’impression que son paquetage pesait des tonnes. Faisant signe à Mat de le lâcher, il fit quelques pas seul et constata que ça n’allait pas si mal que ça. Bizarrement, plus il bougeait et plus il recouvrait sa vigueur.
Maître Kinch n’était toujours pas reparti. Tirant pensivement sur sa pipe, il souffla :
— Si ça vous dit, vous pouvez vous reposer un ou deux jours chez moi… Je suppose que ça ne changera pas la face du monde pour vous. J’ignore de quelle maladie tu te remets, mon garçon, mais… Eh bien, ma femme et moi, nous avons eu toutes les calamités qui peuvent frapper un être humain. Et nous avons soigné nos enfants. Alors… De toute façon, je pense que tu n’es plus contagieux.
Mat écarquilla les yeux et Rand se surprit à froncer les sourcils.
Non, tout le monde ne fait pas partie de la conspiration ! Voyons, c’est impossible…
— Merci, dit-il, mais je me sens bien. À quelle distance est le prochain village ?
— Gué de Cary ? En marchant bien, vous y serez avant la nuit. (Maître Kinch retira enfin la pipe de sa bouche et il eut une moue dubitative.) Au début, je vous ai pris pour des apprentis en fugue, mais je crois que c’est plus grave que ça. Je n’en sais pas plus, et je m’en fiche ! Mon instinct me dit que vous n’êtes pas des Suppôts des Ténèbres, et encore moins des bandits de grand chemin. Par les temps qui courent, on en rencontre beaucoup, mais ce n’est pas votre genre…
» Quand j’avais votre âge, il m’est arrivé d’avoir de gros ennuis. Vous avez besoin de vous cacher quelques jours, ma ferme est à une lieue d’ici, et personne ne s’y aventure jamais. Vos poursuivants ne vous y trouveront pas, croyez-moi.
Le paysan se racla bizarrement la gorge, comme s’il n’avait pas l’habitude de tenir de si longs discours.
— Comment reconnaissez-vous les Suppôts des Ténèbres ? demanda Mat. (Il s’écarta du chariot et glissa une main sous sa veste.) Que savez-vous d’eux, pour commencer ?
Maître Kinch se rembrunit.
— Comme vous voudrez ! s’écria-t-il en secouant les rênes du chariot.
Le cheval partit au trot et son propriétaire ne se retourna pas une seule fois.
— Désolé, Rand, dit Mat, accablé. Tu as besoin d’un endroit où te reposer… Si on le suit, tu crois que ça irait encore ? C’est terrible, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que tout le monde est contre nous. Au nom de la Lumière ! j’aimerais savoir pourquoi on nous traque ! Et je voudrais surtout que ça s’arrête…
— Il y a encore de braves gens, dit Rand.
Mat fit mine de se lancer à la poursuite de Kinch – il semblait n’en avoir aucune envie, pourtant… Mais son ami le retint par le bras.
— Nous ne pouvons pas nous reposer, Mat… Et encore moins nous cacher, malgré ce qu’a dit ce brave homme.
Mat ne dissimula pas son soulagement. Il voulut aider son ami en portant une partie de sa charge, mais Rand refusa catégoriquement. Ses jambes étaient de plus en plus solides, il ne mentait pas !
Maître Kinch avait parlé de « poursuivants », pensa-t-il en se remettant en chemin, mais il se trompait.
On ne nous poursuit pas, on nous attend !
Toute la nuit, tandis que les deux garçons s’éloignaient en titubant du Charretier Dansant, les éclairs avaient déchiré le ciel, accompagnant un déluge tel que Rand et Mat n’en avaient jamais connu.
En quelques minutes, leurs vêtements s’imbibèrent d’eau. Au bout d’une heure, Rand aurait juré qu’il était devenu une éponge, mais Quatre Rois était très loin derrière eux, et c’était déjà ça de gagné.
Pratiquement aveugle, Mat gémissait de douleur chaque fois qu’une lueur de fin du monde zébrait les nuages au-dessus de leurs têtes. Même si Rand le tenait par la main, le guidant tel un enfant, son ami hésitait à chaque pas, comme s’il avait peur de tomber dans un gouffre. Le jeune berger s’inquiétait de plus en plus. Si Mat ne recouvrait pas la vue, ils n’avanceraient pas assez vite pour échapper à leurs poursuivants.
Le blessé sembla avoir lu les pensées de son compagnon, car il souffla :
— Rand, tu ne vas pas m’abandonner, hein ? Je te ralentis, c’est vrai, mais…
— Ne t’inquiète pas ! Je ne t’abandonnerais pour rien au monde, c’est compris ?
Lumière, aide-nous !
La foudre étant tombée très près de leur position, Mat sursauta de peur, trébucha et faillit entraîner Rand dans sa chute.
— Il faut nous arrêter, Mat… Sinon, tu finiras avec une jambe cassée.
— Godot…, dit simplement Mat.
L’orage s’étant déchaîné à cet instant précis, Rand n’avait pas entendu, mais il était facile de lire le nom du Suppôt des Ténèbres sur les lèvres de son ami.
— Il est mort, ne t’en fais pas !
Il ne peut pas être vivant ! Lumière, fais qu’il ne soit plus de ce monde !
Rand guida son ami jusqu’à des broussailles qu’il avait repérées à la faveur d’un éclair. Encore un peu feuillus, ces buissons pouvaient faire un abri relatif contre la pluie battante. Un refuge moins efficace qu’un arbre mais, si la foudre les prenait de nouveau pour cibles, ils auraient peut-être moins de chance, ce coup-ci.
Une fois à l’abri, les deux jeunes gens essayèrent d’improviser une sorte de tente avec leurs deux capes. Il ne s’agissait plus depuis longtemps de rester au sec, mais ne plus sentir l’impact des gouttes sur leur corps serait déjà un soulagement. Serrés l’un contre l’autre pour partager ce qui leur restait de chaleur corporelle, les deux amis finirent par sombrer dans le sommeil…