Le chant d’un coq tira Rand d’un sommeil profond et réparateur. Restant allongé, le jeune homme regarda poindre le jour en se demandant s’il allait oser dormir un peu plus longtemps. Mais gaspiller ainsi des heures de clarté ne lui disait rien qui vaille.
— Eh ! s’écria soudain Mat. Rand, j’ai recouvré la vue ! (Il s’assit dans son lit et regarda autour de lui.) Enfin, presque… Ton visage est encore un peu flou, mais je te reconnais. Je savais que ça passerait. Avant ce soir, j’y verrai mieux que toi, comme d’habitude…
Rand sauta du lit et alla récupérer sa cape en se grattant furieusement. En séchant, ses vêtements s’étaient froissés d’une manière désagréable qui lui irritait la peau.
— Il faut profiter de la lumière du jour ! lança-t-il.
Mat se leva. Lui aussi se grattait.
Rand fit rapidement le point et se sentit plutôt satisfait. Ils étaient à un jour de Quatre Rois, et pas le moindre sbire de Godot en vue. Caemlyn n’était plus qu’à une journée de marche, et Moiraine les y attendrait. Dès qu’ils seraient de nouveau avec l’Aes Sedai et le Champion, les deux jeunes gens n’auraient plus rien à redouter des Suppôts des Ténèbres. Avoir hâte de retrouver une Aes Sedai semblait bizarre, mais pourtant…
Au nom de la Lumière ! dès que je reverrai Moiraine, je lui sauterai au cou !
Rand s’esclaffa à cette idée. Décidément de très bonne humeur, il alla jusqu’à investir une partie de leur « fortune » dans un petit déjeuner : du pain tout chaud et un cruchon de lait bien frais, car récemment sorti d’une remise conçue pour tenir les aliments au frais.
Mat et Rand mangeaient au fond de la salle commune quand un jeune homme entra dans l’auberge. Un garçon du village, apparemment, qui avançait d’un pas allègre en faisant tourner au bout d’un index une coiffe de tissu ornée d’une plume.
Le vieil homme de peine qui s’échinait à balayer le sol ne leva jamais la tête de son ouvrage. À part lui, il n’y avait personne dans l’établissement.
Le jeune type embrassa la salle d’un regard morne qui s’éclaira lorsqu’il aperçut Rand et Mat. En laissant tomber sa coiffe de surprise, le nouveau venu dévisagea les jeunes gens pendant une longue minute avant de se baisser pour ramasser son couvre-chef. Puis il continua son examen en passant une main dans ses cheveux noirs bouclés. Finalement, et en traînant les pieds, il approcha de la table. Plus âgé que Rand, il regardait pourtant les deux amis avec une évidente timidité.
— Je peux m’asseoir ? demanda-t-il, l’air penaud comme s’il venait de proférer une énormité.
Rand supposa qu’il s’agissait d’un pique-assiette, même s’il semblait avoir les moyens de se payer un petit déjeuner. Sa chemise bleue rayée avait un col finement brodé, à l’instar de l’ourlet de sa cape. Ses bottes de cuir vierges de toute éraflure indiquaient qu’il ne devait pas s’échiner dans les champs – ni ailleurs, tout bien pesé…
Rand désigna une chaise au jeune homme.
— Comment t’appelles-tu ?
— Comment je m’appelle ? Hum… Eh bien, Paitr, disons… Bon, il faut me comprendre, ce n’est pas mon idée… On m’a forcé, vous devez le saisir. Je n’ai pas…
— Suppôt des Ténèbres…, dit Mat, exprimant à voix haute ce que Rand pensait tout bas.
Paitr sursauta, se leva à moitié puis regarda autour de lui comme si une bonne cinquantaine de personnes avaient été là pour entendre. Mais le vieil homme balayait toujours, indifférent au monde. Se laissant retomber sur sa chaise, Paitr dévisagea tour à tour les deux amis. Une goutte de sueur perla au-dessus de sa lèvre supérieure. L’accusation était assez grave pour faire transpirer n’importe qui, mais il ne fit rien pour la contester.
Rand acquiesça. Depuis Godot, il savait qu’un Suppôt ne portait pas nécessairement un Croc du Dragon imprimé sur le front. Si on oubliait sa tenue, Paitr aurait tout à fait pu passer pour un bon petit gars de Champ d’Emond. Bref, il n’avait rien d’un meurtrier et on aurait pu le croiser deux fois par jour sans le reconnaître. Godot, lui, était différent…
— Fiche-nous la paix, grogna Rand, et dis à tes amis de nous lâcher les basques. Nous ne voulons rien d’eux, et ils n’auront rien de nous !
— Si tu insistes, ajouta Mat, féroce, je crierai haut et fort qui tu es vraiment. On verra bien ce que les villageois en penseront…
Rand espéra que c’étaient des menaces en l’air. Agir ainsi serait au moins aussi dangereux pour eux que pour Paitr.
Au moins, le jeune type prit l’affaire au sérieux, et il devint blanc comme un linge.
— J’ai entendu parler de ce qui s’est passé à Quatre Rois… D’une partie, en tout cas… Les nouvelles voyagent vite, vous savez. Et nous avons des moyens de les connaître… Mais personne ici ne veut vous piéger. Je suis venu seul, simplement pour parler.
— De quoi ? demanda Mat.
— Ça ne nous intéresse pas, ajouta aussitôt Rand.
Son ami le regarda et renchérit :
— Exactement : ça ne nous intéresse pas.
Rand but ce qui restait de lait dans son verre, et rangea dans sa poche le morceau de pain qu’il n’avait pas fini. Avec le peu d’argent qu’ils avaient encore, il devrait peut-être s’en contenter lors de son prochain repas.
Mais comment partir de l’auberge ? Si Paitr découvrait que Mat y voyait très mal, il le dirait aux autres Suppôts…
Un jour, Rand avait vu un loup isoler volontairement un mouton handicapé. D’autres loups faisant le siège du troupeau, il n’avait pas pu aider la victime. Hélas, il n’avait pas pu non plus atteindre le prédateur avec son arc. Dès que le mouton s’était retrouvé seul à boitiller sur trois pattes en bêlant de terreur, d’autres loups étaient venus se joindre à la curée. Le souvenir de cette boucherie retournait encore l’estomac du jeune homme.
Certes, mais Mat et lui ne pouvaient pas non plus rester là. Même si Paitr était vraiment seul, ses complices ne tarderaient pas à le rejoindre.
— C’est l’heure de partir, Mat, dit Rand.
Alors que son ami se levait, il attira sur lui l’attention de Paitr :
— Fiche-nous la paix, Suppôt des Ténèbres ! Je ne te le dirai pas dix fois ! Laisse-nous !
Paitr déglutit péniblement et se recroquevilla sur sa chaise, blême comme un cadavre. Si blême, d’ailleurs, que Rand pensa à un Blafard…
La diversion ayant fonctionné, Mat avait eu le temps de se lever sans que le Suppôt remarque sa maladresse. Prenant garde à ne pas dévoiler la poignée de son épée, Rand prit à la hâte son paquetage.
Pour l’épée, Paitr était peut-être informé, si Godot l’avait dit à Ba’alzamon, ce dernier le répétant à son séide. Mais ça paraissait peu vraisemblable. Paitr savait très vaguement ce qui était arrivé à Quatre Rois, c’était probablement pour ça qu’il crevait de peur.
Pour gagner la porte, Mat se fia à la lumière qui sourdait de son encadrement. Grâce à cette astuce, il avança d’un pas assez naturel pour ne pas éveiller les soupçons. Rand lui colla aux basques en priant pour qu’il ne tombe pas. Coup de chance, aucune chaise ni aucune table ne se dressait sur son chemin.
Derrière les deux jeunes gens, Paitr trouva soudain le courage de se lever.
— Attendez ! cria-t-il. Il faut que vous attendiez !
— Fiche-nous la paix ! lâcha Rand sans se retourner.