Ils avaient presque atteint la porte et Mat ne s’était pas une seule fois emmêlé les pinceaux.
— Il faut m’écouter…, gémit Paitr.
Ayant rattrapé Rand, il lui posa une main sur l’épaule pour l’arrêter.
Des images défilèrent dans la tête du jeune berger.
Les Trollocs, Narg qui l’agressait dans sa propre maison, le Myrddraal qui l’avait menacé à l’auberge de Baerlon. Des Blafards partout, les traquant à Shadar Logoth, puis à Pont-Blanc. Et ces Suppôts des Ténèbres qui ne les lâchaient plus !
Rand se retourna, le bras levé.
— Je t’ai dit de nous ficher la paix !
Son poing partit, s’écrasant sur le nez de Paitr.
Le Suppôt tomba à la renverse, sur les fesses, et regarda Rand, ébahi, tandis que du sang ruisselait de son nez.
— Vous ne vous échapperez pas ! lança-t-il, furieux. Même si vous êtes très forts, le Grand Seigneur des Ténèbres l’est davantage que vous. Les Ténèbres vous dévoreront !
Un cri retentit, suivi par un bruit sec – celui d’un balai qui tombe sur le sol. Le vieil homme de peine avait enfin entendu, et il regardait Paitr comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Aussi blême que le jeune villageois, le balayeur tenta de parler, mais aucun son ne sortit de sa gorge.
Paitr soutint un moment le regard du vieil homme, puis il lâcha un juron, se releva, sortit de l’auberge et disparut dans la rue comme si une meute de loups affamés le poursuivait. Toujours aussi effrayé, le vieil homme se tourna vers Rand et Mat.
Le jeune berger entraîna son compagnon hors de l’établissement, puis du village, d’où ils s’éloignèrent aussi vite que possible. Malgré ce qu’ils redoutaient, personne ne les poursuivit.
— Par le sang et les cendres, dit Mat, ils sont sans arrêt sur nos talons ! Impossible de les semer !
— Non, ce n’est pas ça…, dit Rand. Si Ba’alzamon savait que nous sommes ici, tu crois qu’il aurait confié la mission à ce jeune crétin ? Il y aurait eu un autre Godot, avec vingt ou trente gros bras. Ils n’ont pas renoncé, mais ils ne sauront rien tant que Paitr ne leur aura pas parlé. Et qui sait ? il est peut-être seul, et il devra aller rejoindre les autres à Quatre Rois.
— Mais il a dit…
— Je m’en fiche !
Rand ignorait de quel « il » Mat parlait, mais ça ne changeait rien.
— Nous n’allons pas baisser les bras et attendre qu’ils nous tombent dessus.
Ce jour-là, on leur fit six fois un bout de conduite, mais sur de très courtes distances. Un fermier leur annonça la dernière nouvelle : un vieux fou qui travaillait à l’auberge de Marché de Sheran prétendait avoir vu des Suppôts des Ténèbres. Plié en deux de rire, le brave fermier en avait les larmes aux yeux. Des Suppôts à Marché de Sheran ! La meilleure histoire qu’il avait entendue depuis celle d’Ackley Farren, un ivrogne qui avait fini par dormir sur le toit de l’auberge.
Plus tard, un réparateur de chariots leur raconta une tout autre histoire. Alors qu’ils cheminaient dans sa charrette, assis entre des roues de rechange et des outils, le type révéla qu’une vingtaine de Suppôts des Ténèbres s’étaient réunis à Marché de Sheran. Des hommes au corps difforme, des femmes encore plus horribles, tous couverts de crasse et vêtus de haillons. En regardant quelqu’un, ces monstres pouvaient lui retourner l’estomac et le vider de toute force. Quand ils riaient, l’écho retentissait pendant des heures sous le crâne des humains normaux, qui souffraient comme si leur tête allait exploser. L’homme les avait vus de ses yeux, mais d’assez loin pour ne rien risquer. Si la reine ne faisait rien, il faudrait appeler les Fils de la Lumière. On ne pouvait pas rester inactif…
Quand le réparateur les déposa, Mat et Rand éprouvèrent un intense soulagement.
Alors que le soleil sombrait derrière eux, ils entrèrent dans un petit village très semblable à Marché de Sheran. La route de Caemlyn coupait très exactement en deux cette agglomération composée de petites maisons en brique au toit de chaume. Des vignes couvraient les façades mais, pour l’heure, il ne leur restait pas beaucoup de feuilles. L’auberge dont l’enseigne grinçait au vent portait un nom assez banal : L’Homme de la Reine. Pas plus grand que La Cascade à Vin, l’établissement ne payait pas de mine.
Rand s’étonna d’avoir tellement changé. Naguère, La Cascade à Vin lui paraissait immense, tout bâtiment plus important devant être quelque chose comme un palais. Mais il avait un peu bourlingué, et plus rien ne lui semblerait comme avant, s’il revenait un jour chez lui.
Oui, si tu y retournes…
Rand hésita un moment, mais il dut se résigner. Même si les prix étaient plus bas ici, il ne leur restait pas de quoi payer à manger à un seul d’entre eux – sans parler de la chambre.
Mat comprit le problème et tapota la poche où il gardait les balles colorées de Thom.
— J’y vois assez, si je ne complique pas trop les choses…
De fait, ses yeux allaient mieux, même s’il portait toujours son foulard autour du front.
— Rand, toutes les auberges ne peuvent pas être truffées de Suppôts ! insista-t-il face à la réticence de son ami. Ce soir, je ne veux pas dormir dehors !
Malgré sa conviction, Mat ne bougea pas et attendit que Rand décide.
Épuisé, le jeune berger tenait à peine debout et l’idée de passer une nuit à grelotter lui donnait la nausée.
C’est une course sans fin… Fuir tout le temps, avoir peur en permanence…
— Ils ne peuvent pas être partout, tu as raison…
Dès qu’ils furent dans la salle commune, Rand se demanda s’il ne venait pas de commettre une erreur. L’auberge était propre, certes, mais bondée de monde. Toutes les tables étant prises, certains clients s’adossaient aux murs faute de chaise. À voir les serveuses affolées courir entre les tables, l’aubergiste lui-même se mêlant au manège, on devinait qu’il y avait beaucoup plus de clients qu’à l’accoutumée. Une telle foule dans un si petit village ? Avec un peu d’habitude, il était facile de repérer les étrangers. Pas à leur tenue, mais parce qu’ils buvaient et mangeaient la tête baissée, sans dire un mot. Les gens du cru ne les quittaient presque jamais des yeux, les rendant plus faciles encore à identifier.
Le bourdonnement des conversations le gênant, l’aubergiste invita Rand et Mat à le suivre dans la cuisine, puisqu’ils semblaient vouloir lui parler. Avec le boucan que faisaient le cuisinier et ses marmitons, les conditions se révélèrent à peine meilleures, mais bon…
Avant de parler, l’aubergiste s’essuya le front avec un grand mouchoir.
— Je suppose que vous allez à Caemlyn pour voir le faux Dragon, comme tous les crétins du royaume. C’est six pièces pour une chambre, et trois pour un lit dans le dortoir. Si ça ne vous convient pas, je n’ai rien d’autre à proposer.
Rand fit son petit discours avec une drôle de sensation au creux de l’estomac. Avec tant de gens sur les routes, comment distinguer les Suppôts des innocents ?
Mat fit une démonstration avec trois balles – sans prendre de risques – et Rand joua une dizaine de notes du Vieil Ours noir avant que l’aubergiste l’interrompe.
— Vous êtes engagés. Il me faut quelque chose pour empêcher ces idiots de penser à Logain. J’ai déjà eu trois rixes entre ceux qui le prennent pour le vrai Dragon et ceux qui voient en lui un imposteur. Rangez vos affaires dans un coin, et je me chargerai de dégager un peu de place pour vos évolutions. Enfin, j’essaierai… Les imbéciles ! Le monde est plein de décérébrés qui ne savent pas rester à leur place. Tous les problèmes viennent de là. Les abrutis qui vont là où personne n’a besoin d’eux.
Tout en s’épongeant de nouveau le visage, l’aubergiste sortit en trombe de la cuisine.