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Le cuisinier et ses marmitons ignorèrent superbement les deux intrus. Profitant du répit, Mat releva et baissa plusieurs fois son foulard, histoire de voir comment ses yeux réagissaient à la lumière. Dans son état, trois balles seraient déjà beaucoup, et il devrait s’en tenir aux exercices les plus simples.

Quant à Rand, il n’était pas au mieux, et c’était encore peu dire. L’estomac retourné, il dut se laisser tomber sur un tabouret. Se tenant la tête à deux mains, il frissonna alors que la cuisine était une fournaise, comme toujours avec les fours et les feux de cuisson. Et maintenant, voilà qu’il claquait des dents ! Il se tapota les épaules, mais ça ne changea rien. On eût dit que la moelle gelait dans ses os…

Dans un brouillard, il entendit Mat lui demander quelque chose en le secouant doucement. Puis quelqu’un lâcha un juron et sortit au pas de course de la cuisine. Un peu plus tard, l’aubergiste revint avec le cuisinier qui était allé le chercher. Mat commença à se disputer avec les deux hommes. Incapable de comprendre ce qui se disait autour de lui, Rand s’aperçut qu’il n’était même plus en état d’aligner deux idées cohérentes.

Mat le prit par le bras et le força à se relever. Toutes leurs affaires – sacoches de selle, couverture, baluchon de Thom et étui à flûte – pendaient à l’épaule du jeune homme à côté de son arc.

L’aubergiste regardait les deux jeunes gens en s’épongeant anxieusement le front. Les jambes en coton, Rand se laissa soutenir par Mat, puis guider jusqu’à la porte de derrière.

— Dé… Désolé, balbutia-t-il, incapable d’empêcher ses dents de claquer. Ce… Ce-ce doit être la… pluie. Encore une… nuit… dehors… pas grave… je-je crois…

Des étoiles apparaissaient déjà dans le ciel de plus en plus sombre.

— Pas question de dormir dehors ! répondit Mat. (Il tentait de paraître insouciant, mais Rand vit bien que c’était de l’esbroufe.) L’aubergiste a peur qu’on découvre un malade dans son établissement. Je l’ai menacé de te conduire dans la salle commune, s’il nous fichait à la porte. Sa clientèle aurait fui comme une volée de moineaux. La dernière chose qu’il voudrait, bien entendu !

— Dormir où, dans ce cas ?

— Ici, dit simplement Mat en poussant la porter de l’écurie attenante à l’auberge.

À l’intérieur, il faisait plus sombre que dehors, et l’odeur du fumier dominait celle du foin, du grain et des chevaux eux-mêmes. Quand Mat le fit s’asseoir sur le sol couvert de paille, Rand se recroquevilla sur lui-même, les bras enroulés autour du torse. Il tremblait toujours, et les convulsions semblaient le vider de ses forces.

Non loin de là, Mat se prit les pieds dans quelque chose, râla d’abondance contre les ténèbres et eut un petit cri de joie quand il trouva ce qu’il cherchait. Quelques secondes plus tard, une assez vive lueur jaillit de la lanterne qu’il tenait à bout de bras.

L’auberge étant pleine, l’écurie l’était aussi. Dans chaque stalle, un cheval dérangé par l’intrusion des deux jeunes gens piaffait nerveusement. Levant la tête, Mat étudia l’échelle qui conduisait au grenier à foin.

— Je ne te ferai jamais monter là-haut…, soupira-t-il.

Il accrocha la lanterne à un piton, gravit les barreaux de l’échelle, puis commença à jeter des poignées de paille aux pieds de son ami. Dès qu’il eut fini, il improvisa une paillasse au fond de l’écurie, puis il fit signe à Rand de venir le rejoindre.

Il lui mit les deux capes sur les épaules, mais le jeune berger se débattit.

— Chaud…, gémit-il.

Conscient d’avoir commencé à crever de froid un peu plus tôt, Rand avait désormais l’impression d’être une miche de pain qu’on vient d’enfourner. Pour se soulager un peu, il tira sur le col de sa chemise.

Mat lui tâta le front et soupira.

— Je ne serai pas long…, promit-il avant de s’éclipser.

Rand se tourna et se retourna sur la paille jusqu’à ce que son ami revienne avec une assiette bien remplie dans une main et un cruchon dans l’autre, plus une chope blanche tenue par l’anse au bout de chaque index.

— Ils n’ont pas de Sage-Dame, annonça-t-il en s’agenouillant près de Rand.

Il remplit une des chopes et la présenta à Rand qui but l’eau fraîche comme s’il n’avait plus pris de liquide depuis des jours.

— Ils ne savent même pas ce que c’est… Ils ont une « Mère Brune », mais elle est partie s’occuper d’un accouchement et personne ne sait quand elle reviendra. J’ai réussi à nous obtenir du pain, du fromage et du saucisson. Ce bon maître Inlow nous comblera de présents, si nous restons très loin de ses clients. Tu veux manger un peu ?

Rand détourna la tête. La simple vue de la nourriture lui donnait des nausées. Devinant qu’il ne fallait pas insister, Mat entreprit de se restaurer. Son ami garda les yeux perdus dans le vide et s’efforça de ne pas entendre les bruits de mastication…

Rand eut une nouvelle crise de tremblements – il gelait, comme un peu plus tôt – qui fut suivie par une poussée de fièvre. Les symptômes alternaient, ne le laissant jamais en paix. Quand il grelottait, Mat le couvrait de son mieux. Et, quand il crevait de chaud, il lui donnait de l’eau.

Lorsque la nuit fut bien noire, la lumière de la lanterne réglée au minimum, Rand vit des ombres se découper dans l’obscurité et se déplacer comme des voleurs furtifs.

Puis Ba’alzamon entra dans l’écurie, flanqué de deux Myrddraals au visage invisible dans les ombres de leur capuchon noir.

Son épée dans la main, Rand tenta de se relever et cria :

— Mat, ils sont là ! Au nom de la Lumière ! ils nous attaquent.

Mat se réveilla en l’espace de quelques secondes.

— Qui ? Des Suppôts des Ténèbres ?

Vacillant sur ses jambes, Rand regarda autour de lui et fronça les sourcils, perplexe. Les ombres semblaient fluctuer et un cheval s’agitait un peu dans sa stalle. À part ça, il n’y avait rien à signaler.

— Nous sommes seuls, mon vieux… Si tu te débarrassais plutôt de ce qui te pèse ?

Sur ces mots, Mat tendit la main pour soulager son ami du poids de l’épée.

— Non ! Non ! Je dois la garder ! Tam est mon père, comprends-tu ? Mon pè… Mon pè…

De nouveau glacé jusqu’aux os, Rand s’accrochait à son arme comme à une bouée de sauvetage.

Mat renonça à la lui enlever et le couvrit du mieux qu’il le pouvait avec sa cape.

Rand eut d’autres visions dans la nuit, pendant que son ami dormait. Des visions ou des… visites ? Il n’aurait pas su dire de quoi il s’agissait. De temps en temps, alors qu’il regardait son ami respirer, il s’était demandé s’il aurait vu les « fantômes », une fois tiré du sommeil.

L’air mélancolique, Egwene émergea d’une arche obscure, sa longue crinière nattée, comme au temps où elle vivait à Champ d’Emond.

— Pourquoi nous as-tu abandonnés ? demanda-t-elle. Nous sommes morts à cause de toi…

Rand secoua faiblement la tête.

— Egwene, je ne voulais pas vous trahir… Comprends-moi, je t’en prie !

— Nous sommes tous morts, gémit Egwene, et la tombe est le royaume favori du Ténébreux. Par ta faute, le Père des Mensonges s’est déjà emparé de nous…

— Non ! Je n’ai jamais eu le choix, Egwene ! Reste avec nous, je t’en prie.

Mais la jeune fille fit demi-tour, avança dans les ombres et parut être littéralement avalée par l’obscurité, comme si elle n’avait fait qu’un avec les ténèbres.

Moiraine la remplaça. Elle semblait sereine, comme toujours, mais, dans la capuche de sa cape qui aurait aussi bien pu être un suaire, son visage pâle paraissait exsangue comme celui d’une morte.

— Tu as raison, Rand al’Thor ! Tu dois aller à Tar Valon, sinon le Ténébreux s’emparera de toi. Une éternité prisonnier des ombres, comprends-tu ? Seules les Aes Sedai peuvent t’épargner ce calvaire. Oui, seules les Aes Sedai !