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Ce fut ensuite le tour de Thom, qui adressa au jeune berger un sourire sardonique. Les vêtements en lambeaux – à cette vue, Rand repensa à l’éclair bleu qui avait illuminé la place, tandis que le trouvère luttait pour protéger leur fuite –, Thom avait la peau du visage et des mains noircie et craquelée.

— Fais confiance aux Aes Sedai, mon garçon, et tu regretteras de n’être pas mort à Pont-Blanc. N’oublie pas : le prix qu’exigent ces femmes est toujours inférieur à ce que tu croyais et immanquablement supérieur à ce que tu imaginais. Et quel Ajah te trouvera en premier ? Le Rouge ? Ou le Noir ? Tu ferais mieux de ficher le camp, mon garçon, et vite !

Le visage en sang, Lan arborait pourtant toujours son regard insondable.

— Comme il est étrange de voir une épée au héron entre les mains d’un berger… Es-tu digne de cette arme ? Eh bien, ça vaudrait mieux pour toi, puisque tu es seul, à présent… Personne pour garder tes arrières, personne pour faire face au danger – et n’importe qui peut être un Suppôt des Ténèbres, pas vrai ? (Lan eut un rictus de loup et du sang coula de sa bouche.) N’importe qui !

Ensuite défilèrent Perrin, qui appelait au secours, maîtresse al’Vere, morte d’angoisse pour sa fille, Bayle Domon, fou de rage qu’on ait attiré l’attention des Blafards sur son bateau, maître Fitch, désespéré que son auberge soit en cendres, et enfin Min, hurlant de douleur entre les griffes des Trollocs. Des gens que Rand connaissait bien ou qu’il avait à peine croisés.

Mais il restait à venir la plus terrible rencontre. Tam, campé devant son fils, silencieux et sombre.

— Tu dois me répondre ! Qui suis-je ? Dis-le-moi, je t’en prie ! Qui suis-je ? Qui suis-je ?

— Calme-toi, Rand…

Un moment, Rand crut que son père lui avait répondu. Mais Tam s’était volatilisé comme les autres. En revanche, Mat se penchait sur lui, une chope d’eau à la main.

— Repose-toi, mon vieux… Tu es Rand al’Thor, le type le plus moche et le plus têtu de Deux-Rivières. Mais tu transpires ! Bon sang ! la fièvre a baissé !

— Rand al’Thor ? murmura le jeune berger.

Mat acquiesça – un geste si réconfortant que Rand s’endormit sans même avoir essayé de boire.

Et, cette fois, aucun cauchemar ne vint troubler son repos – en tout cas, aucun dont il ait gardé un souvenir au réveil. Un sommeil paisible, donc, mais si léger qu’il ouvrit les yeux chaque fois que Mat vint s’assurer qu’il allait bien. À un moment, il se demanda si son ami se reposait ou s’il montait la garde, mais il retomba dans l’inconscience avant d’avoir formulé un début de réponse.

Le grincement de la porte tira Rand du sommeil. Il resta pourtant allongé dans la paille, comme s’il refusait de revenir à la réalité. Endormi, il n’avait pas conscience de son corps, et c’était très bien comme ça, car il avait mal partout et se sentait aussi faible qu’un nourrisson. Quand il tenta de lever la tête, il dut s’y prendre à deux fois…

Mat était assis à portée de bras de son ami. Adossé au mur, la tête contre la poitrine, il dormait à poings fermés, le foulard sur les yeux.

Rand tourna la tête vers la porte.

Une femme était campée sur le seuil, le battant de bois tenu dans une main. Un moment, Rand vit seulement une silhouette en robe qui se découpait dans la chiche lumière de l’aube. Mais l’inconnue entra et laissa la porte se refermer dans son dos. À la lueur de la lanterne, Rand vit qu’elle avait environ l’âge de Nynaeve. Mais ce n’était pas une villageoise. Vêtue d’une robe vert clair, elle portait par-dessus une cape grise dont le capuchon abaissé révélait le filet qui tenait en place ses cheveux. Tout en jouant distraitement avec son collier en or, la femme étudia pensivement les deux garçons.

— Mat ! appela Rand. Mat !

Le dormeur se réveilla en sursaut et manqua s’écrouler sur le côté. Se frottant les yeux, il dévisagea la jeune femme.

— Je viens m’occuper de mon cheval, dit-elle en désignant les stalles. (Elle se tourna vers Rand sans quitter Mat du coin de l’œil.) Vous êtes malade ?

— Un rhume à cause de la pluie, répondit Mat. Rien de grave.

— Je devrais peut-être l’examiner… J’ai certaines connaissances…

Rand se demanda s’il s’agissait d’une Aes Sedai. Plus encore que ses vêtements, son assurance et son autorité naturelles indiquaient qu’elle n’était pas du coin.

Si c’est une Aes Sedai, à quel Ajah appartient-elle ?

— Je vais très bien, dit Rand. Inutile de vous donner du mal pour moi…

La jeune femme traversa quand même l’écurie. Relevant l’ourlet de sa jupe, elle fit très attention à ne pas trop salir ses délicates chaussures grises. Pinçant les narines à cause de la paille, elle s’agenouilla et posa une main sur le front de Rand.

— Pas de fièvre…, constata-t-elle, plutôt surprise.

Dans un style un peu anguleux, elle n’était pas désagréable à regarder, mais son visage manquait terriblement de chaleur. Elle n’était pourtant pas glaciale, ni même revêche. Simplement, elle semblait ignorer jusqu’à l’existence du mot « émotion ».

— Pourtant, vous avez été malade… Très malade, même. Et vous êtes encore faible comme un chaton nouveau-né. Je crois que…

La jeune femme glissa une main sous sa cape.

La suite des événements fut trop rapide pour Rand, qui put simplement pousser un cri étranglé.

Sa main ressortant à la vitesse de l’éclair de sous la cape, l’inconnue bondit sur Mat, plongeant au-dessus de Rand. Par miracle, Mat parvint à se jeter sur le côté et la dague de la tueuse s’enfonça dans la cloison en bois, à l’endroit où était encore le cœur du jeune homme quelques instants plus tôt.

Une seconde de violence, puis un calme mortel… La main gauche bloquant le poignet du bras armé de la femme, Mat, de la droite, lui avait plaqué sur la gorge la lame de la dague rapportée de Shadar Logoth.

Sans bouger la tête, l’inconnue tentait de baisser le regard sur l’arme qui menaçait de lui ôter la vie. Écarquillant les yeux, elle essaya d’échapper au contact de l’acier, mais Mat ne la laissa pas faire.

Tétanisé, Rand se contentait de contempler la scène. Même dans une forme normale, il n’aurait probablement pas eu le temps de réagir.

Ses yeux se posant sur la dague de la femme, il sursauta. À l’endroit où la lame s’était enfoncée, le bois noircissait et des volutes de fumée s’en échappaient.

— Mat ! Mat ! Sa dague !

Mat jeta un coup d’œil à l’arme, puis il regarda de nouveau la femme, qui n’avait pas bougé. À présent, elle exprimait une émotion : de l’angoisse. Sans douceur, Mat la força à lâcher le manche de la dague, puis il lui flanqua une bourrade, l’envoyant basculer en arrière. Elle se retint sur les mains sans quitter des yeux la lame de Mat.

— Pas un geste ! Si vous bougez, je vous éventre ! Ce n’est pas une menace en l’air, croyez-moi. (La femme hocha très lentement la tête.) Rand, surveille-la.

Le jeune berger se demanda ce qu’il était censé faire si la tueuse bronchait. Crier, sans doute… Parce que si elle tentait de fuir, il n’était pas en état de la poursuivre. Par bonheur, elle se positionna un peu plus confortablement et regarda Mat arracher sa dague de la cloison. L’entaille cessa de s’élargir, mais de la fumée continua à en sourdre.

Mat chercha un endroit où poser l’arme, puis il décida de la confier à Rand, qui s’en empara du bout des doigts, comme s’il s’agissait d’une vipère. La dague était des plus ordinaires, avec un manche en ivoire et une lame pas plus longue que sa paume. Rien à signaler, en d’autres termes, sauf quand on avait vu les dégâts qu’elle pouvait provoquer. Alors que le manche n’était pas chaud, Rand sentit sa main devenir moite. S’il ne faisait pas attention, il finirait par laisser tomber l’arme dans la paille – un accident qu’il valait mieux éviter…