Quand Mat se tourna vers elle, la jeune femme ne tressaillit pas, le regardant simplement comme si elle attendait la suite des événements. Rand, lui, vit le visage de son ami se durcir alors que ses phalanges blanchissaient sur le manche de sa propre dague, tant il le serrait fort.
— Non ! Mat, non !
— Elle a essayé de me tuer ! Et elle t’aurait abattu ensuite. C’est un Suppôt des Ténèbres !
— Elle, mais pas nous… (La tueuse laissa échapper un petit cri, comme si elle venait de comprendre les intentions de Mat.) Pas nous, mon vieux…
Un moment, Mat resta pétrifié, la lumière de la lanterne se reflétant sur la lame qui tremblait un peu dans son poing.
— Reculez jusqu’à la porte de la remise, dit-il soudain à la jeune femme. Pas de gestes brusques, surtout !
La tueuse se releva, épousseta machinalement le devant de sa robe et obéit sans hâte – et sans quitter non plus des yeux la dague ornée d’un rubis que serrait son jeune adversaire.
— Tu devrais arrêter de lutter, dit-elle, passant soudain au tutoiement. Tous les deux, vous feriez mieux de renoncer. Au bout du compte, vous ne le regretterez pas.
— Sans blague ? lança Mat en se tapotant la poitrine à l’endroit où la dague l’aurait traversée s’il n’avait pas eu le bon réflexe. Bien, maintenant, écartez-vous !
La jeune femme haussa les épaules et obéit.
— Une malheureuse erreur, dit-elle, faisant allusion à l’attaque. Une certaine confusion règne dans nos rangs depuis le gâchis dont s’est rendu coupable ce crétin de Godot – un minable à l’ego surdimensionné, rien de plus ! Et il y a eu aussi la panique semée par un autre imbécile à Marché de Sheran… Personne ne sait exactement ce qui s’est passé là-bas, et ça rend votre situation d’autant plus délicate. Si vous vous ralliez volontairement au Seigneur Suprême, vous occuperez à ses côtés une place de choix. Mais tant que vous fuirez, nous vous traquerons, et toutes les… dérives… seront possibles.
Rand frissonna au souvenir de ce qu’avait dit Ba’alzamon dans son cauchemar : « Si mes molosses doivent t’obliger à me rejoindre, ils ne seront pas tendres, car ils sont jaloux de ce que tu deviendras… »
— Comme ça, deux pauvres garçons de ferme vous posent tant de problèmes ? railla Mat. Les Suppôts des Ténèbres sont peut-être moins dangereux qu’on le dit…
Le jeune homme avança, ouvrit la porte de la remise et recula de nouveau.
La jeune femme entra dans la pièce obscure et regarda Mat par-dessus son épaule.
— Bientôt, tu découvriras qu’on dit la vérité… Quand les Myrddraals seront là…
La suite fut inaudible, car Mat claqua la porte de la remise et la ferma avec sa barre de sécurité.
— Des Blafards…, souffla-t-il en rangeant la dague sous sa veste. Et ils seront bientôt ici… Comment vont tes jambes ?
— Je ne danserais pas la gigue mais, si tu m’aides à me relever, je devrais pouvoir marcher.
Rand baissa les yeux sur la dague de la tueuse et se corrigea :
— Et même courir, s’il le faut.
Après avoir récupéré tous les bagages, Mat tendit la main à Rand, qui la saisit et se laissa tirer en position debout. Ses jambes flageolaient, en réalité, et il dut s’appuyer sur son ami, mais il s’efforça quand même de ne pas le ralentir.
Tenant la dague à bout de bras, comme si elle risquait vraiment de le mordre, il la jeta dans un seau plein oublié devant la porte. Au contact de l’arme avec l’eau, de la vapeur s’éleva dans un concert de grésillements.
Serrant les dents, Rand tenta de marcher à un rythme soutenu.
Dès l’aube, les rues regorgeaient de gens affairés. Trop occupés, ils n’accordèrent pas une once d’attention aux deux jeunes gens qui sortaient du village. Quand il y avait beaucoup d’étrangers, on finissait par ne plus prêter attention à leurs faits et gestes…
Soucieux de rester bien droit, Rand bandait tous ses muscles. À chaque pas, il se demandait si les gens qui les entouraient étaient des Suppôts des Ténèbres.
Pas tous, bien sûr… Mais, parmi ces passants, certains attendent-ils que la tueuse sorte de l’écurie ? ou que les Blafards arrivent ?
À quelque chose comme un quart de lieue du village, les forces de Rand l’abandonnèrent. Haletant, il s’appuya à son ami, qui eut du mal à supporter son poids, mais parvint à le traîner jusqu’au bas-côté de la route.
— Il faut continuer…, soupira Mat. (Il se passa une main dans les cheveux, puis releva le foulard qui lui tombait sur les yeux.) Tôt ou tard, quelqu’un libérera cette femme, et la traque recommencera.
— Je sais… Je sais… Aide-moi à me remettre debout.
Mat s’exécuta, mais Rand ne se fit pas d’illusions sur ce qui l’attendait. S’il tentait d’avancer, il s’étalerait de nouveau, ça ne faisait pas un pli.
Le soutenant, Mat attendit qu’un chariot en provenance du village arrive à leur niveau puis les dépasse. Mais à sa grande surprise, le véhicule ralentit et s’arrêta à côté d’eux.
— Votre ami a un problème ? demanda le conducteur assis sur son banc.
Une pipe au bec, c’était un vieil homme au visage sillonné de rides.
— Il est fatigué, c’est tout, mentit Mat.
Une fable difficile à gober, comprit Rand, s’il continuait à s’appuyer ainsi sur son ami. Le lâchant, il fit un pas de côté et réussit par miracle à tenir debout.
— Deux nuits sans dormir…, mentit-il à son tour. J’ai mangé quelque chose qui m’a rendu malade. Ça va mieux, maintenant, Mais sans sommeil, c’est très dur…
Le paysan exhala un grand nuage de fumée.
— En route pour Caemlyn, pas vrai ? Si j’avais votre âge, je voudrais sûrement aller voir le faux Dragon…
— Bien deviné, dit Mat. Nous allons voir le faux Dragon…
— Dans ce cas, grimpez dans mon chariot ! Le malade derrière, d’accord ? Si ça lui reprend, mieux vaut que ce soit dans la paille. Je m’appelle Hyam Kinch.
34
Le dernier village
Les deux jeunes gens arrivèrent à Gué de Cary après la tombée de la nuit, soit beaucoup plus tard que ce qu’aurait cru Rand en se fondant sur les indications de maître Kinch. Sa perception de la chronologie était-elle faussée ? Trois jours plus tôt, il y avait eu la rencontre avec Howal Godot, à Quatre Rois. Puis, le lendemain, Paitr leur était tombé dessus à Marché de Sheran.
L’épisode de la tueuse datait du matin même, mais Rand aurait juré que des mois s’étaient écoulés…
Malgré cette distorsion du temps, Gué de Cary leur apparut comme un village normal, au moins au premier coup d’œil. Des maisons en brique couvertes de vignes, des rues étroites, à part la route de Caemlyn elle-même, bien entendu. Un endroit paisible et accueillant, en quelque sorte.
Oui, mais ça, c’est la surface…
Marché de Sheran semblait aussi être un village où régnaient la paix et la fraternité. Idem pour celui où la tueuse les avait attaqués – de cette agglomération-là, Rand n’avait jamais su le nom, et ça ne l’empêcherait sûrement pas de dormir…
La lumière qui filtrait des fenêtres éclairait des rues presque désertes, un point que Rand jugea très positif. Passant d’une ombre à l’autre, les deux fugitifs évitèrent sans peine les rares promeneurs nocturnes. S’accrochant à l’épaule de Rand, Mat se pétrifiait quand un crissement de gravier annonçait l’approche d’un villageois, mais il se laissait de nouveau guider dès que le danger était passé.