À cet endroit, la rivière Cary faisait à peine trente pas de largeur et ses eaux se révélaient plutôt paresseuses, mais, de toute façon, un pont enjambait le gué dont le village tirait son nom. À voir l’état de la pierre, on comprenait que la partie minérale de l’ouvrage avait dû essuyer des siècles d’intempéries. Rudoyées par un nombre incalculable de chariots, les planches de bois, heureusement épaisses, semblaient avoir subi les assauts d’un rabot géant. Sous les bottes des deux amis, certaines de ses planches – les plus disjointes, en toute logique – produisaient un vacarme qui devait s’entendre dans tout Gué de Cary. S’attendant à tout instant à être intercepté et interrogé, Rand n’en menait pas large, mais, pour le moment, rien ne se passait…
Et ça ne changea pas, puisque les deux amis eurent bientôt traversé le village sans encombre.
À mesure qu’on approchait de Caemlyn, la densité de peuplement de la campagne augmentait. Ici, on voyait un peu partout des fermes illuminées. Des haies et des clôtures délimitaient les propriétés et les champs qui s’étendaient à perte de vue dans toutes les directions. Avec cette configuration, les voyageurs avaient toujours l’impression de traverser la périphérie d’un village. En réalité, les bourgs restaient séparés par des heures de marche, mais ça n’avait guère d’importance, car le sentiment demeurait.
La paisible campagne qu’on s’attendait à trouver aux abords d’une grande ville… Sans le moindre signe que des Suppôts des Ténèbres ou des créatures plus terribles y rôdent dans la nuit…
Soudain, Mat s’arrêta et s’assit en tailleur à même la route. La lumière de la lune ne le gênant pas, il remonta le foulard sur son front.
— Combien de pas dans une lieue, Rand ? demanda-t-il. Quoi que tu répondes, sache que je ne ferai pas dix enjambées de plus sans la promesse de trouver un endroit agréable où dormir au bout du chemin. Un repas ne serait pas de trop non plus. Tu n’aurais pas caché quelque chose dans tes poches ? Une pomme, par exemple ? Si c’est le cas, je ne t’en voudrai pas. Tu ne veux pas au moins regarder ?
Rand sonda la route dans les deux directions. À part eux, aucune créature ne se déplaçait dans la nuit.
Retirant une de ses bottes, Mat entreprit de se masser un pied. Rand se demanda si les deux seuls êtres vivants en mouvement n’allaient pas… en rester là et s’immobiliser. Ses propres pieds le mettaient à la torture et quelque chose, dans ses jambes – une sorte de sourde lassitude –, semblait indiquer qu’il n’avait pas recouvré toutes ses forces.
Dans un champ, il repéra des meules de foin. Plus petites qu’à la fin de l’automne, hiver oblige, mais encore suffisantes pour réchauffer deux voyageurs.
Du bout du pied, Rand titilla les côtes de son ami.
— D’accord, nous dormirons là-bas…
— Des meules de foin, encore ?
Malgré ses protestations, Mat remit sa botte et se redressa.
Alors que le vent se levait, un peu plus mordant chaque soir, les deux amis enjambèrent une clôture, approchèrent des meules et s’y enfouirent. La bâche qui protégeait le foin de la pluie coupait un peu le vent, et c’était plutôt agréable.
Rand se lova dans le nid qu’il venait de se ménager. Même à travers ses vêtements, le foin parvenait à lui faire picoter la peau, mais, depuis Pont-Blanc, il avait eu le temps de s’habituer à ce désagrément.
Dans les récits, les héros ne devaient jamais dormir dans des meules de foin ou dans des haies. Ça ne comptait pas, parce qu’il n’essayait plus de s’imaginer sous les traits d’un de ces personnages légendaires. Avec un soupir, le jeune berger remonta son col, histoire de compliquer un peu la vie à ses adversaires végétaux.
— Rand ? Tu crois qu’on y arrivera ?
— À Tar Valon ? C’est une longue route, mais…
— Non, Caemlyn ! Tu crois que nous l’atteindrons ?
Rand leva la tête mais, par une nuit d’encre, impossible de voir Mat. Seule sa voix lui indiquait où il était.
— Si on en croit maître Kinch, nous y serons après-demain.
— Certes, s’il n’y avait pas une centaine de Suppôts sur notre route, et quelques Blafards dans notre dos… Rand, je crois que nous sommes les derniers survivants du groupe. C’est entre nous deux et eux, désormais…
Rand secoua la tête. Dans le noir, Mat ne pouvait pas le voir, mais ce geste s’adressait plus à lui-même qu’à son ami.
— Dors, mon vieux…, dit-il d’une voix lasse.
Mais il mit longtemps à s’endormir.
Entre eux et nous, oui…
Le chant d’un coq réveilla Rand, quelques heures plus tard. Se relevant et s’étirant, il épousseta frénétiquement ses habits. Malgré toutes ses précautions, des brins de paille s’étaient introduits dans son dos et ça le démangeait terriblement. Pour s’en débarrasser, il enleva sa veste et sortit sa chemise de son pantalon. Alors qu’il se nettoyait dans une position acrobatique, une main sur sa nuque et l’autre fourrageant entre ses omoplates, le jeune berger s’aperçut soudain qu’il se donnait en spectacle.
Même si le soleil n’était pas encore vraiment levé, une longue file de voyageurs avançait en direction de Caemlyn. Certains portaient un impressionnant baluchon alors que d’autres avaient pour tout bagage une canne ou un bâton de marche. Dans cette procession, les jeunes hommes étaient largement majoritaires, mais on apercevait de temps en temps une jeune fille ou une personne d’âge mûr. Presque tous ces « pèlerins » arboraient les traits tirés des gens qui n’en sont pas à leur premier jour de voyage. Beaucoup gardaient les yeux baissés sur leurs pieds, comme s’ils avaient peur de les perdre en chemin, et leurs épaules voûtées trahissaient une grande lassitude. Les plus frais regardaient quelque chose qu’ils étaient seuls à voir, très loin à l’horizon.
Émergeant à son tour de la meule, Mat se gratta vigoureusement, marquant quand même une pause pour nouer le foulard autour de son front. Rand eut l’impression qu’il se cachait un peu moins les yeux…
— Tu crois qu’on mangera quelque chose, aujourd’hui ? demanda Mat.
L’estomac de Rand grommela – une manifestation de solidarité, à n’en pas douter.
— On y pensera quand on sera en route…
Après avoir remis de l’ordre dans sa tenue, Rand ramassa sa part des bagages et s’éloigna des meules.
Quand ils atteignirent la clôture, Mat s’aperçut enfin qu’ils n’étaient pas seuls. Les sourcils froncés, il s’immobilisa tandis que Rand enjambait l’obstacle.
Un jeune type couvert de poussière tourna la tête vers eux quand il les dépassa.
— Où vas-tu donc ? lui cria Mat.
— À Caemlyn, pour voir le Dragon, répondit le garçon sans ralentir le pas. Comme vous ! ajouta-t-il en désignant le paquetage des deux voyageurs.
Sur un éclat de rire, il s’éloigna, les yeux rivés devant lui.
Mat posa à plusieurs reprises cette question, durant la journée, et seuls les résidants du coin ne lui répondirent pas la même chose. Si le verbe « répondre » s’appliquait quand on crachait sur le sol avant de détourner la tête. Cela dit, ces gens avaient l’art de regarder du coin de l’œil, et ils réservaient ce sort à tous les étrangers, claironnant qu’ils les soupçonnaient d’être capables de tout, quand on ne les surveillait pas.
Méfiants envers les étrangers, les gens du coin semblaient également très agacés. Avec tant de voyageurs sur la route – et trop indisciplinés pour ne pas s’éparpiller un peu partout –, les charrettes et les chariots des fermiers n’avançaient plus. En conséquence, inutile d’espérer se faire transporter. Furieux de perdre du temps et, donc, de l’argent, les paysans locaux étaient plutôt d’humeur à agonir d’injures les casse-pieds qui obstruaient leur route.