Avec un peu de chance, il pourrait peut-être se défiler dès que Nynaeve en aurait terminé avec lui. Mais il ne le ferait pas, même si l’occasion se présentait. Pourquoi ? Eh bien, il n’aurait su le dire, mais c’était ainsi.
— Si tu as fini de me regarder comme un agneau rendu idiot par la lune, Rand al’Thor, dit Nynaeve, pourrais-tu m’expliquer pourquoi vous étiez en train de parler d’un sujet qu’il est recommandé d’éviter ? Même des jeunes taureaux sans cervelle comme vous devraient savoir ça…
Rand se força à détourner les yeux d’Egwene – qui, bizarrement, affichait un sourire entendu depuis que la Sage-Dame s’était lancée dans son sermon. Nynaeve elle-même, si sévère que soit son ton, semblait secrètement amusée par toute cette affaire. Jusqu’à ce que Mat ait l’idée saugrenue d’éclater de rire. Sa gravité revenue, la Sage-Dame le foudroya du regard et son rire s’étrangla pathétiquement.
— Alors, Rand ? lança Nynaeve.
Du coin de l’œil, le jeune homme vit qu’Egwene souriait toujours.
Que trouve-t-elle drôle là-dedans ?
— Eh bien, le sujet semblait approprié… Padan Fain – enfin, maître Fain – nous a appris qu’un faux Dragon a déclenché une guerre au Ghealdan et que des Aes Sedai s’opposent à lui. Le Conseil a jugé l’événement assez important pour entendre le colporteur en séance privée. De quoi aurions-nous dû parler, mes amis et moi ?
— C’est pour ça que le chariot du colporteur est laissé à l’abandon ? J’ai entendu les villageois courir à sa rencontre, mais je ne pouvais pas quitter le chevet de maîtresse Ayellin avant que sa température ait baissé. Les conseillers interrogent Fain sur ce qui se passe au Ghealdan, c’est ça ? Comme je les connais, ils poseront toutes les mauvaises questions et omettront les bonnes. Pour apprendre quelque chose d’intéressant, il faudra que le Cercle des Femmes prenne le relais.
Sur ces mots, la Sage-Dame ajusta sa cape sur ses épaules, s’éloigna et entra d’un pas décidé dans l’auberge.
Egwene ne la suivit pas. Alors que la porte de l’établissement se refermait, elle vint au contraire se camper à son tour devant Rand. Elle avait l’air bien plus commode, désormais, mais son regard continuait à mettre mal à l’aise le fils de Tam. Il se tourna vers ses amis – qui s’éclipsaient sans demander leur reste, ravis de le laisser seul avec ses ennuis.
— Rand, tu ne devrais pas te laisser entraîner dans les bêtises de Mat, dit Egwene, aussi sentencieuse que la Sage-Dame. (Puis, sans crier gare, elle éclata de rire.) Je ne t’avais plus vu si penaud depuis le jour où Cenn Buie vous a surpris dans son pommier, Mat et toi. Vous aviez dix ans, je crois…
Sautant nerveusement d’un pied sur l’autre, Rand regarda de nouveau ses amis. Pas très loin de là, ils conversaient, et Mat, comme toujours, gesticulait tout en parlant.
— Tu danseras avec moi demain ? s’entendit demander Rand.
Ce n’était pas du tout ce qu’il avait eu l’intention de dire. Il avait vraiment envie de danser avec Egwene mais, en même temps, il redoutait plus que tout au monde l’inconfort qu’il éprouverait à coup sûr en sa présence. Le genre de malaise qu’il subissait en ce moment même…
— Dans l’après-midi, oui, répondit la jeune fille avec un petit sourire. Le matin, je serai prise.
— Un trouvère ! s’écria soudain Perrin, dans le dos d’Egwene.
Elle tourna la tête vers l’apprenti forgeron, mais Rand lui posa une main sur le bras.
— Comment ça, prise ?
Malgré le froid, Egwene baissa la capuche de sa cape et, nonchalamment, rejeta sa natte brune derrière son épaule. La dernière fois qu’il l’avait vue, les longs cheveux de la jeune fille cascadaient dans son dos, un joli ruban rouge les empêchant de lui tomber sur les yeux. Désormais, ils étaient tressés…
Rand regarda la natte comme s’il s’agissait d’une vipère, puis il jeta un coup d’œil au Poteau du Printemps qui attendait sur la place Verte. Le lendemain matin, les femmes à marier danseraient autour… Pour la première fois, il eut conscience qu’Egwene atteindrait l’âge de convoler en justes noces en même temps que lui.
— Avoir l’âge de se marier ne veut pas dire qu’on y soit obligé, marmonna-t-il. En tout cas, pas tout de suite.
— Bien entendu, approuva Egwene. Pas tout de suite, comme tu dis, et éventuellement jamais !
— Jamais ?
— Les Sages-Dames se marient très rarement. Nynaeve s’occupe de me former, sais-tu ? Selon elle, je suis douée, et je pourrai apprendre à écouter le vent. À l’en croire, et même si elles prétendent le contraire, beaucoup de Sages-Dames en sont incapables.
— Sage-Dame ? s’écria Rand, amusé. (Il ne vit pas le regard menaçant de la jeune femme.) Nynaeve occupera son poste pendant au moins cinquante ans. Tu veux rester apprentie toute ta vie ?
— Il y a d’autres villages… D’après Nynaeve, au nord de la rivière Taren, ils choisissent tous une Sage-Dame venue d’ailleurs. Une façon d’éviter qu’elle ait ses préférences parmi les villageois.
Rand se rembrunit en un clin d’œil.
— Tu quitterais le territoire de Deux-Rivières ? Je ne te reverrais jamais…
— Et ça te dérangerait ? Ces derniers temps, tu ne t’es pas beaucoup intéressé à moi…
— Aucun natif de Deux-Rivières ne s’exile jamais, continua Rand, ignorant l’interruption. À part certains habitants de Bac-sur-Taren, mais ils sont un peu fous, tout le monde sait ça ! Vraiment, ils ne ressemblent pas aux gens d’ici.
— Et si j’étais folle aussi ? Ou si j’avais envie de voir certains lieux dont parlent les récits ? Tu ne t’es jamais posé la question toi-même ?
— Bien sûr que si ! Parfois, j’en rêve, comme tout le monde, mais je sais faire la différence entre les songes et la réalité.
— Et moi non ? s’écria Egwene, vexée.
Elle tourna le dos à Rand.
— Je n’ai jamais voulu dire ça. Je parlais de moi, c’est tout. Egwene ?
La jeune femme s’enveloppa dans sa cape, une façon de se couper de Rand, puis elle s’éloigna un peu de lui.
Mécontent, Rand se gratta furieusement la tête. Comment se faire comprendre d’Egwene ? Ce n’était pas la première fois qu’elle plaquait sur ses propos un sens qu’ils n’avaient pas. Attendu l’humeur de la jeune femme, une gaffe aurait des conséquences désastreuses. Et tout ce que Rand dirait risquait d’en être une…
Mat et Perrin se décidèrent enfin à rejoindre leur ami. Egwene les ignorant superbement, ils hésitèrent un peu, puis décidèrent de lui rendre la pareille.
— Moiraine a aussi donné une pièce à Perrin, annonça Mat. La même que les nôtres… Et notre futur forgeron a vu le cavalier noir.
— Où ? demanda Rand. Et quand ? Quelqu’un était avec toi, Perrin ? Et tu en as parlé autour de toi ?
Perrin leva ses deux battoirs en un geste apaisant.
— Une question à la fois, s’il te plaît ! Je l’ai vu hier soir, à la lisière du village, et il surveillait la forge. J’en ai eu la chair de poule ! J’ai averti maître Luhhan, mais, quand il a regardé, il n’y avait plus personne. Il m’a accusé d’avoir des visions. Pourtant, il a gardé son plus gros marteau à portée de la main pendant que nous rangions les outils, après avoir éteint la forge. C’est la première fois qu’il se comporte ainsi…
— La preuve qu’il t’a cru, dit Rand.
Perrin ne parut pas convaincu.
— Ce n’est pas certain… Quand j’ai demandé pourquoi il ne se séparait pas du marteau, si j’avais vraiment eu une vision, il a parlé de loups qui risquaient de s’introduire dans le village. S’il croit que c’est ça que j’ai vu, il me prend pour un imbécile. Jamais je ne confondrais un cavalier et un loup, même au crépuscule. Mes yeux sont excellents, et personne ne me fera penser le contraire.