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Les jambes en feu, Rand se força à avancer, et il réussit malgré ce qu’il redoutait. Comme il l’espérait, Mat le suivit en maugréant des amabilités heureusement inaudibles.

À cette heure, les rues étaient désertes, même si les villageois ne dormaient pas encore. Érigée au milieu du village, l’auberge très vivement éclairée brillait comme un phare dans la nuit. Des notes de musique et des éclats de rire étouffés en sourdaient et l’enseigne, un grand classique, grinçait sinistrement au vent. Devant l’établissement, donc sur la route de Caemlyn, un homme était occupé à vérifier les harnais d’un cheval attelé à une charrette. Un peu plus loin, au bout du bâtiment, deux types à moitié tapis dans les ombres le regardaient faire.

Rand s’arrêta à côté d’une maison où ne brillait aucune lumière. Trop fatigué, il ne se sentait pas la force de chercher un moyen de contourner le centre du village en passant par le dédale de ruelles. De plus, une minute de repos ne pouvait pas leur faire de mal. En attendant que les deux hommes fichent le camp…

Avec un soupir de soulagement, Mat s’adossa au mur comme s’il avait l’intention de dormir debout.

Rand n’aimait pas les deux hommes qui conversaient dans le noir. Il n’aurait su dire pourquoi, mais une chose était sûre : le paysan qui s’occupait de son attelage ne les aimait pas non plus ! Ayant fini de vérifier un harnais, il modifia légèrement la position du mors, dans la bouche du cheval. La tête baissée, il évitait de regarder les deux types, pourtant à moins de cinquante pas de lui. Mais, à voir la raideur de ses gestes, et la méfiance qu’il exsudait par tous les pores, impossible de se tromper : il savait très bien qu’il n’était pas seul dans la rue.

Un des deux inconnus n’était en fait qu’une ombre mouvante. En revanche, l’autre se tenait davantage dans la lumière. Même s’il tournait le dos à Rand, celui-ci devina sans peine que le type n’appréciait pas beaucoup la conversation en cours. Les yeux baissés, il se tordait nerveusement les mains, acquiesçant pourtant régulièrement à tout ce que lui disait son interlocuteur. En fait, il ne s’agissait pas d’une conversation mais d’un monologue. L’homme campé dans l’obscurité parlait et son compagnon l’approuvait avec un enthousiasme forcé.

Finalement, le chef se détourna et disparut dans les ténèbres. Le type nerveux en profita pour revenir totalement à la lumière, sous laquelle il entreprit de s’éponger le front avec son long tablier blanc.

Avec la chair de poule, Rand regarda l’autre inconnu finir de s’enfoncer dans la nuit. À l’évidence, c’était lui la cause de son trouble. Dès qu’il le regardait, les poils de ses bras se hérissaient. Et ceux de sa nuque aussi.

Tu deviens aussi fou que Mat, mon pauvre garçon !

À cet instant, la silhouette passa dans le halo de lumière qui filtrait d’une fenêtre. Alors, tout fut clair. L’enseigne grinçait de plus en plus fort, mais la cape noire de l’inconnu ne bougeait pas d’un pouce.

— Un Blafard…, murmura Rand.

Mat se leva d’un bond, comme s’il venait d’entendre sonner le tocsin.

— Quoi ?

Rand plaqua une main sur la bouche de son ami.

— Moins fort ! siffla-t-il.

Le Myrddraal avait disparu.

— Bon, il est parti, je crois…

Rand retira sa main. Sonné, Mat se contenta de prendre une brusque inspiration.

Le type en tablier s’arrêta devant la porte de l’auberge, rectifiant sa tenue avant d’entrer.

— Tu as d’étranges amis, Raimun Holdwin…, dit le paysan.

La voix d’un homme âgé mais encore vigoureux et fier de l’être…

— De bien curieuses fréquentations nocturnes pour un aubergiste…

L’homme nerveux regarda autour de lui comme s’il cherchait à voir qui lui parlait. À croire qu’il n’avait pas remarqué la présence du paysan, tant il se torturait l’esprit.

— Que veux-tu dire par là, Almen Bunt ?

— Ce que je dis, et rien de plus, Holdwin… Ce type n’est pas d’ici, pas vrai ? Ces dernières semaines, les visiteurs bizarres sont fréquents. Beaucoup trop fréquents, je trouve…

— Tu es bien placé pour parler de bizarrerie, ironisa Holdwin. Je connais beaucoup d’hommes, y compris des gens de Caemlyn. Pas comme toi, vieil ours solitaire qui ne quittes presque jamais ta ferme ! (Il hésita, puis décida de donner quand même quelques explications.) Il vient de Quatre Rois et il poursuit un duo de voleurs. Des jeunes gens qui lui ont dérobé une épée au héron.

Rand avait sursauté en entendant mentionner Quatre Rois. Entendant parler de l’épée, il se tourna vers Mat, mais celui-ci sondait les ténèbres en écarquillant tant les yeux qu’on n’en voyait plus que le blanc. Rand aurait voulu scruter l’obscurité, car le Blafard pouvait être n’importe où, mais son regard revint tout naturellement vers les deux hommes qui conversaient devant l’auberge.

— Une épée au héron ! s’exclama Bunt. Pas étonnant qu’il veuille la récupérer.

— Oui, et il tient aussi à coincer les voleurs ! Mon ami est un… un marchand très riche, et ces deux bandits ont semé le trouble parmi ses employés. Ils racontent des histoires absurdes et perturbent les gens… Ce sont des Suppôts des Ténèbres et des partisans de Logain.

— Des Suppôts et des partisans du faux Dragon ? En plus, ils racontent des histoires, dis-tu ? Ce n’est pas un peu beaucoup, pour des jeunes gens ? Tu as bien dit qu’ils étaient jeunes ?

— Oui, moins de vingt ans… Il y a une récompense pour les deux – cent couronnes d’or.

Holdwin hésita avant d’ajouter :

— Ce sont des langues de vipère ! La Lumière seule sait quelles absurdités ils profèrent afin de monter les gens les uns contre les autres. Des types très dangereux, crois-moi, même s’ils n’en ont pas l’air. De vrais vicieux, quoi ! Si tu les vois, garde tes distances, surtout ! De jeunes hommes, l’un avec une épée, et tous deux enclins à regarder sans cesse derrière eux… Si ce sont les bons, mon ami les fera arrêter le plus vite possible.

— En t’entendant les décrire, on dirait que tu les connais…

— Si je les rencontre, je saurai les identifier… Quant à toi, n’essaie pas de jouer les héros. Inutile que quelqu’un soit blessé. Si tu les vois, viens me prévenir, et mon… ami se chargera du reste. N’oublie pas : cent couronnes de prime, mais pour les deux !

— Ça, c’est pour les voleurs… Mais combien pour l’épée que ton ami désire si ardemment ?

Holdwin sembla s’apercevoir soudain que son interlocuteur le menait en bateau.

— Je me demande pourquoi je perds mon temps à te parler… Tu ne penses qu’à ton absurde projet, je vois…

— Pas si absurde que ça… Il n’y aura peut-être plus de faux Dragon avant ma mort – fasse la Lumière qu’il en soit ainsi – et je suis trop vieux pour respirer la poussière des caravanes pendant tout mon voyage. En partant ce soir, je serai à Caemlyn demain matin très tôt.

— Et tu veux faire ça seul ? demanda l’aubergiste d’un ton méprisant. Almen Bunt, qui peut dire ce qui se tapit dans la nuit ? Seul sur la route, dans les ténèbres… Même si quelqu’un entend tes cris, personne ne viendra à ton secours ni ne t’ouvrira sa porte. Pas par ces temps troublés. Même s’il s’agit de ton plus proche voisin…

Ces prédictions sinistres n’impressionnèrent pas le vieux paysan.

— Si les Gardes de la Reine sont incapables de sécuriser la route, si près de Caemlyn, pas un seul d’entre nous n’est à l’abri nulle part – y compris dans son lit. De plus, si je devais donner un conseil aux Gardes, ce serait de mettre ton ami sous les verrous. Un excellent moyen de rendre les nuits plus sûres. Ce type se cache dans les ombres comme s’il avait peur qu’on le voie tel qu’il est. Allons, ne prétends pas que c’est un inoffensif marchand !