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— Lui, avoir peur ? Vieil imbécile, si tu savais… (L’aubergiste se tut brusquement et sursauta comme s’il sortait d’une transe.) Bon sang ! je me demande vraiment pourquoi je perds mon temps avec toi ! Allons, circule, vieil enquiquineur, tu prends la place de mes clients !

Sur ces mots, Holdwin entra dans l’auberge et la porte claqua dans son dos.

Marmonnant dans sa barbe, Bunt s’accrocha au bord du siège du conducteur et posa un pied sur le moyeu d’une roue.

Rand hésita à peine. Alors qu’il voulait avancer, Mat le saisit par le bras.

— Tu es devenu fou ? Il va nous reconnaître, c’est certain !

— Tu préfères rester ici ? Avec un Blafard, au moins, lancé à tes trousses ? Si nous partons à pied, combien de temps faudra-t-il pour qu’il nous rattrape ?

Dégageant son bras, Rand serra sur son corps les pans de sa cape – afin de bien cacher la garde de son épée – puis il avança d’un pas décidé.

— Sans vouloir espionner, lança-t-il, j’ai entendu dire que vous allez à Caemlyn !

Bunt sursauta puis tira une massue de sous le siège du chariot. Le visage ridé et les dents jaunies, l’homme ne paraissait pas impressionnant, mais il tenait pourtant l’arme sans trembler. Après quelques instants, cependant, il la posa sur le sol et s’appuya dessus.

— Vous allez à Caemlyn ? demanda-t-il aux deux fugitifs. Pour voir le Dragon ?

— Le faux Dragon, oui, corrigea Rand, à la fois grave et théâtral.

— Bien sûr, bien sûr…, murmura Bunt. (Il jeta un regard de biais à l’auberge puis remit la massue sous le siège du conducteur.) Si vous voulez que je vous emmène, embarquez ! J’ai déjà perdu assez de temps…

Il finit de se hisser sur le siège.

Rand sauta à l’arrière du chariot alors que Bunt secouait les rênes. Mat dut courir pour ne pas se laisser distancer, et son ami l’aida à grimper dans le véhicule.

Au rythme où roulait Bunt, le village disparut très vite derrière les trois voyageurs. Alors que Rand s’étendait sur les planches poussiéreuses, le grincement régulier des roues devenant peu à peu une berceuse contre laquelle il dut lutter, car il ne voulait pas s’endormir, Mat étouffa ses bâillements en plaquant un poing sur sa bouche et sonda mornement la campagne. L’obscurité s’étendait comme un linceul sur les champs et les fermes, les fenêtres éclairées brillant comme des yeux uniques et solitaires. Mais leur lueur semblait condamnée à lutter en vain contre la nuit.

Un hibou ulula, évoquant les sanglots d’une pleureuse, et le vent gémit comme l’auraient fait des âmes perdues dans le royaume des Ténèbres.

Un ennemi peut nous guetter n’importe où…, pensa Rand, qui ne dormait toujours pas.

Sans doute parce qu’il se sentait lui aussi oppressé, Bunt prit soudain la parole :

— Vous êtes déjà allés à Caemlyn ? Non, bien entendu… Eh bien, attendez-vous à un choc. La plus grande ville du monde ! J’ai entendu parler d’Illian, d’Ebou Dar et de Tear, ne vous y trompez pas ! Partout, on trouve des idiots convaincus qu’une chose est plus grande et plus belle parce qu’elle est plus loin qu’une autre. Pour moi, Caemlyn est la plus vaste cité, un point c’est tout ! Et la plus grandiose ! Impossible de faire mieux, sauf si la reine Morgase, que la Lumière brille sur elle, parvenait à se débarrasser de la sorcière de Tar Valon…

Confortablement installé, la tête calée sur sa couverture, elle-même posée sur le baluchon de Thom, Rand regardait défiler le ciel nocturne tout en écoutant distraitement le fermier. Le son d’une voix humaine repoussait un peu les ténèbres et étouffait les gémissements du vent. Que du bénéfice, en quelque sorte…

— Vous voulez parler d’une Aes Sedai ? demanda-t-il en relevant la tête pour jeter un coup d’œil au dos de Bunt – une masse noire sur un fond un peu moins sombre…

— Bien entendu ! De qui d’autre, d’après toi ? Tapie dans le palais comme une araignée… Je suis un bon sujet de la reine, pour sûr que oui, mais ça, c’est un peu trop. Ceux qui disent qu’Elaida a trop d’influence sur Morgase vont trop loin, et je ne parle même pas des crétins convaincus que c’est elle qui tire les ficelles dans l’ombre. Morgase n’est la marionnette de personne, mais…

Une autre Aes Sedai ! Quand Moiraine arriverait à Caemlyn – car elle y arriverait, n’est-ce pas ? –, elle chercherait certainement le soutien de sa « sœur ». Si les choses tournaient mal, Elaida aiderait les fugitifs à atteindre Tar Valon.

Rand regarda Mat. Comme s’il avait deviné ses pensées, le jeune homme secoua la tête. Même sans voir son visage, le berger devina qu’il affichait son expression butée de plus en plus coutumière.

Les mains posées sur les genoux, sauf quand il devait secouer les rênes pour empêcher son attelage de ralentir, Bunt continua son monologue :

— Je suis un bon sujet de la reine, c’est acquis, mais même les crétins disent parfois des choses intelligentes. Après tout, les cochons aveugles trouvent aussi des glands ! Et qui ne verrait pas que des changements s’annoncent ? Le mauvais temps, les vaches qui ne donnent plus de lait, les veaux et les agneaux morts à la naissance ou qui viennent au monde avec deux têtes… Ces saloperies de corbeaux n’attendent même plus que leurs victimes meurent pour les dévorer… Les gens ont peur, et il leur faut un coupable. Les Crocs de Dragon fleurissent sur bien des portes, des ombres rôdent dans la nuit, des étables brûlent… Des gens comme l’ami d’Holdwin terrorisent les populations…

» La reine doit faire quelque chose avant qu’il soit trop tard. Vous êtes d’accord, pas vrai ?

Rand émit un grognement qui pouvait passer pour une approbation. Tomber sur ce vieil homme et faire la route avec lui était un sacré coup de chance ! S’ils avaient attendu l’aube, ils ne seraient peut-être jamais sortis vivants du dernier village.

« Des ombres rôdent dans la nuit… »

Rand se releva pour sonder l’obscurité qui défilait sur les deux flancs du chariot. Dans le noir, on distinguait des masses sombres menaçantes. S’il insistait, il finirait par voir des monstres partout.

Le jeune homme préféra se rallonger.

Faute d’objections, Bunt estima que son auditoire l’approuvait.

— Oui, je suis un loyal sujet de la reine, et je la défendrais au prix de ma vie, s’il le fallait, mais j’ai raison ! Prenez par exemple dame Elayne et le seigneur Gawyn. Voilà un changement qui ne nuirait à personne, et qui aurait une chance de faire du bien ! Je sais, nous avons toujours procédé ainsi, en Andor. La Fille-Héritière, qui portera un jour la couronne, va à Tar Valon étudier avec les Aes Sedai, et le fils aîné de la reine suit une formation auprès des Champions. Je respecte les traditions, croyez-moi, mais quand on voit comment ça a fini la dernière fois… Luc mort dans la Flétrissure avant même d’avoir été nommé Premier Prince de l’Épée, et Tigraine volatilisée – morte ou en fuite – au moment où elle aurait dû monter sur le trône. Cette histoire nous travaille encore, des années après…

» Certains disent qu’elle est toujours vivante, Morgase n’étant pas la reine légitime… Quelle bande d’imbéciles ! Je me souviens de ce qui s’est passé comme si c’était hier. L’ancienne reine morte, pas d’héritière pour prendre sa suite, et toutes les maisons d’Andor occupées à comploter et à se quereller. Et Taringail Damodred ! Qui aurait dit qu’il venait de perdre sa femme, à le voir s’efforcer de deviner qui gagnerait, histoire de bien se remarier et de redevenir Prince Consort ? Eh bien, il a réussi son coup ! Pourquoi Morgase l’a-t-elle choisi ? Qui saurait le dire ? Aucun homme ne comprend l’esprit d’une femme, et une reine est doublement féminine, pourrait-on dire : mariée à un homme et unie à un pays. Taringail a obtenu ce qu’il voulait, au bout du compte, même s’il n’avait pas prévu que ça se passerait ainsi…