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» Le Cairhien s’est mêlé du complot afin de le favoriser, et vous savez comment ça s’est terminé… L’Arbre coupé, les Aiels voilés de noir qui franchissent le Mur du Dragon… Après avoir engendré Elayne et Gawyn, Taringail a connu une mort honorable, donc nous en avons fini avec tout ça, je suppose… Mais pourquoi envoyer ces enfants à Tar Valon ? N’est-il pas temps que le trône d’Andor ne soit plus associé aux Aes Sedai ? S’ils devaient vraiment partir pour achever leur formation, il y a à Illian d’aussi bonnes bibliothèques qu’à Tar Valon. Et là-bas, dame Elayne en apprendrait plus long sur l’art de gouverner que ce que les fichues sorcières pourront jamais lui enseigner. Et si les Gardes ne sont pas assez compétents pour développer les talents martiaux de Gawyn, il y a des soldats là-bas ! Même chose au Shienar et en Tear, bien entendu. Je suis un bon sujet de la reine, mais ça ne m’empêche pas de dire : assez d’échanges avec Tar Valon ! Trois mille ans, c’est bien trop long. Morgase peut régner et résoudre nos problèmes sans l’aide de la Tour Blanche. Croyez-moi, un homme est fier de s’agenouiller devant une femme de cette envergure. Une fois…

Rand luttait depuis un moment contre le sommeil, mais la fatigue, le grincement des roues et la voix régulière de Bunt eurent raison de sa résistance.

Il rêva de Tam.

Pour commencer, assis à la grande table de chêne, chez eux, ils buvaient une infusion tandis que Tam parlait du Prince Consort, de la Fille-Héritière, du Mur du Dragon et des Aiels voilés de noir. L’épée au héron reposait entre eux, sur la table, mais ils ne la regardaient pas.

Puis Rand se retrouva dans le bois de l’Ouest, au milieu de la nuit, en train de tirer la civière improvisée. Se retournant, il vit que Thom occupait la civière, et pas son père. Assis en tailleur, le trouvère jonglait avec ses balles de couleur.

— La reine est unie au royaume, dit-il, mais le Dragon… Le royaume et lui ne font qu’un, comprends-tu ?

Derrière Thom, Rand vit un Blafard dont la cape noire ne battait pas au vent alors que son cheval trottait en silence. Deux têtes coupées pendaient au pommeau de la selle du Myrddraal. Du sang en coulait encore, ruisselant sur le flanc noir de sa monture. Un rictus de douleur distordant leurs traits, Moiraine et Lan tenaient lieu de trophées au Blafard.

Le Demi-Humain serrait dans un poing plusieurs longes reliées aux poignets des prisonniers qui couraient derrière l’étalon noir.

Mat, Perrin et Egwene, le visage défait et les yeux fous.

— Pas elle ! cria Rand. Que la Lumière te carbonise ! c’est moi que tu veux, pas elle !

Le Blafard tendit un bras et des flammes consumèrent Egwene, ne laissant d’elle qu’un petit tas de cendres grises.

— Le Dragon ne fait qu’un avec le royaume, dit Thom sans cesser de jongler, et le royaume ne fait qu’un avec le Dragon…

Rand cria de nouveau…

… Puis il ouvrit les yeux.

Le chariot avançait sur la route de Caemlyn dans une nuit où planaient l’odeur du foin depuis longtemps disparu et une vague odeur de cheval. Une masse plus noire que la nuit pesait sur la poitrine de Rand, des yeux plus sombres que la mort se rivant dans les siens.

— Tu m’appartiens ! dit le corbeau.

Son bec se tendit et Rand hurla quand il sentit un de ses yeux sauter hors de son orbite.

Il s’assit en sursaut, cria à pleins poumons et plaqua les deux mains sur son visage.

La lumière de l’aube caressait la campagne environnante. Stupéfié, Rand regarda ses paumes et ne vit pas de sang. Plus de douleur… La première partie du rêve se dissipait déjà, mais la seconde…

Il se palpa le visage, pour être bien sûr.

— Tu as enfin pu dormir un peu…, dit Mat tout en bâillant à s’en décrocher la mâchoire.

Ses yeux froids démentaient la compassion de ses propos. Emmitouflé dans sa cape, il avait lui aussi glissé sa couverture sous sa tête.

— Il n’a pas cessé une seconde de parler…, dit-il en désignant le fermier.

— Vous êtes réveillés ? demanda Bunt. Mon gars, tu m’as fichu la frousse, à brailler comme ça… Bon, on y est ! (Il fit un grand geste circulaire.) Caemlyn, la plus grandiose cité du monde !

35

Caemlyn

Rand se retourna pour s’agenouiller derrière le banc du conducteur. Il ne put s’empêcher d’éclater de rire : l’expression d’un profond soulagement.

— On a réussi, Mat ! Nous y sommes ! Je t’avais dit que…

Les mots s’étranglèrent dans la gorge du jeune homme quand ses yeux se posèrent pour la première fois sur Caemlyn. Après Baerlon et plus encore les ruines de Shadar Logoth, il pensait savoir à quoi ressemblait une grande ville. Mais la réalité – Caemlyn – dépassait largement son imagination.

Ici, des bâtiments se serraient les uns contre les autres comme si on avait décidé de réunir en un seul endroit toutes les villes et tous les villages que les deux fugitifs avaient traversés. Dotées de plusieurs étages, les auberges dominaient largement les maisons au toit de tuile et de grands entrepôts sans fenêtres semblaient composer un périmètre de sécurité autour des habitations.

Brique rouge, pierre grise blanchie ou non à la chaux : tout se mêlait et s’emmêlait dans cette mégalopole qui s’étendait à perte de vue. Baerlon aurait pu être cachée dans cette cité sans que nul s’en aperçoive. Et vingt Pont-Blanc auraient pu y disparaître à jamais dans l’indifférence générale.

Et le premier mur d’enceinte ! En pierre gris pâle veiné d’argent et de blanc, cet ouvrage de cinquante pieds de hauteur muni de tours de garde à intervalles réguliers protégeait le cœur de la cité, lui-même entouré d’une haute muraille. Au sommet de ces sentinelles de pierre, l’étendard rouge et blanc d’Andor claquait au vent. Derrière la seconde muraille, on apercevait d’autres tours, incroyablement hautes, et des dômes que la lumière du soleil irisait de reflets blanc et or.

À force d’entendre des récits, Rand avait fini par se faire une image des mégalopoles qui abritaient les rois ou les reines. Siège d’un incroyable pouvoir temporel – et inspiratrice de légendes par milliers – Caemlyn était à la hauteur de ce qu’il attendait.

Grinçant toujours, le chariot descendait en direction de la cité, visant ses énormes portes flanquées de tours de garde. De loin, Rand vit qu’une caravane avait commencé à sortir de la ville en traversant une arche assez large et assez haute pour laisser passer un géant sans qu’il ait besoin de baisser la tête. Comment ça, un géant ? Il y avait largement assez de place pour dix ! Des boutiques en plein air s’alignaient des deux côtés de l’artère principale, des stalles et des enclos fleurissant un peu partout dès qu’il y avait un peu d’espace libre. Tandis que les veaux gémissaient à fendre l’âme, les vaches mugissaient, les oies cancanaient, les chèvres bêlaient et l’immense majorité des hommes et des femmes discutait des prix avec un tel acharnement qu’ils parvenaient parfois à couvrir les criailleries des poulets.

Jaillissant de ses portes, ce boucan guidait irrésistiblement les voyageurs vers Caemlyn.

— Qu’est-ce que je vous avais dit ? triompha Bunt, obligé de crier pour se faire entendre. La plus grandiose ville du monde ! Et construite par des Ogiers, en plus de tout. Enfin, au moins le palais et la Cité Intérieure… Un endroit rudement vieux, non ? Le fief depuis lequel la bonne reine Morgase édicte les lois et permet au royaume de vivre en paix. Que la Lumière éclaire cette grande souveraine et sa capitale – la plus vaste qui existe en ce monde, on ne le dira jamais assez !

Rand ne serait pas venu prétendre le contraire. Bouche bée de stupéfaction, il résistait à l’envie de se plaquer les mains sur les oreilles pour ne plus entendre le vacarme. Les gens se pressaient sur la route, le faisant penser à la place Verte, le jour de Bel Tine, mais en cent ou mille fois plus grand. À Baerlon, se souvint-il, il avait jugé presque impossible que des rues grouillent ainsi de monde. Quel naïf il faisait ! Ici, la foule était beaucoup plus dense, même aux premières lueurs de l’aube.