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Rand regarda Mat et sourit. Ne reculant devant rien, son ami s’était bel et bien plaqué les mains sur les oreilles. À la façon dont il rentrait la tête dans ses épaules, il aurait sans doute aimé qu’elle y disparaisse…

— Comment nous cacher là-dedans ? cria-t-il lorsqu’il vit que son compagnon le dévisageait. À qui se fier, parmi une telle multitude ? Il y a tant de gens ! Et ce bruit insupportable !

Avant de répondre, Rand jeta un coup d’œil à Bunt. Fasciné par la ville, il ne s’intéressait plus à ses passagers. De toute manière, le boucan l’aurait empêché de les espionner.

Rand approcha quand même sa bouche de l’oreille de Mat.

— Et comment nos ennemis nous trouveront-ils, dans cette multitude ? Tu n’y as pas pensé, espèce d’abruti ? Si tu apprends à tenir ta maudite langue, nous ne risquerons rien ici. (Rand fit un grand geste pour désigner les marchés, le premier mur d’enceinte, la Cité Intérieure dont on distinguait surtout les tours…) Regarde cette splendeur, Mat ! Tout peut arriver en un lieu pareil ! Avec un peu de chance, Moiraine nous y attend en compagnie d’Egwene et des autres…

— S’ils sont vivants ! Moi, je pense qu’ils ont quitté ce monde, comme le trouvère.

Le sourire de Rand s’effaça et il se tourna de nouveau vers la cité. Tout pouvait arriver dans un endroit pareil ! Il refusait d’en démordre, et voilà tout !

Même si Bunt secouait les rênes, le pauvre cheval n’était pas en mesure d’accélérer. Plus on approchait des portes, et plus la foule devenait dense, faisant obstacle à la circulation des chariots et des charrettes.

La plupart des voyageurs, nota Rand, non sans satisfaction, étaient des jeunes gens couverts de poussière et pratiquement dépourvus de bagages. Quel que soit leur âge, d’ailleurs, les visiteurs qui venaient en ville en ce jour avaient l’air fatigué typique des voyageurs qui n’ont pas pu s’offrir le minimum de confort requis. Un véhicule délabré, un cheval fatigué, des vêtements froissés après trop de nuits à la belle étoile… Malgré tout, ces pauvres hères rivaient le regard sur Caemlyn comme si cette vue pouvait leur faire oublier leur épuisement.

Six Gardes de la Reine filtraient les nouveaux venus qui s’engageaient sous l’arche. Avec leur tunique rouge et blanc impeccablement propre et leur plastron brillant, ces soldats faisaient un sacré contraste avec les loqueteux qu’ils avaient mission de surveiller. Droits comme des « i », ils regardaient les visiteurs avec un mépris mêlé de suspicion. S’ils s’étaient laissés aller, nul doute qu’ils auraient refoulé les quatre cinquièmes de ces miteux. Mais ils se contentaient de garder une partie de la route libre pour les gens qui souhaitaient sortir de Caemlyn. Et, s’ils remettaient vertement à leur place les visiteurs qui poussaient trop fort les autres, ils ne leur compliquaient pas la vie plus que ça.

— Restez à votre place et ne poussez pas, au nom de la Lumière ! La ville est assez grande pour vous tous !

Le chariot de Bunt entra dans Caemlyn avec la foule – une lente marée montante, en quelque sorte…

La ville était bâtie en terrasses, chacune évoquant la marche d’un escalier. Au sommet de cette pyramide, un autre mur – blanc et étincelant, celui-ci – faisait le tour d’une série de collines. Derrière cette protection, les tours les plus hautes et les dômes regardaient de haut le reste de la ville.

La Cité Intérieure dont avait parlé Bunt, sans doute…

Une fois en ville, la route de Caemlyn devenait un grand boulevard divisé en deux parties par un large terre-plein central arboré qui aurait dû être verdoyant. L’herbe était marron et les arbres déplumés paraissaient se préparer pour l’hiver, mais les passants ne s’en souciaient pas, continuant à bavarder, à se presser, à flâner ou à se disputer – enfin, toutes ces choses étranges que les humains font quotidiennement partout dans le monde.

Ces citadins, cependant, semblaient ne s’être même pas avisés que le printemps se faisait attendre, et qu’il risquait de ne pas arriver du tout. En fait, comprit Rand, ils ne voyaient pas ce qui les dérangeait. Que ce soit volontaire ou non, ils détournaient la tête des branches nues et foulaient l’herbe agonisante sans daigner baisser les yeux dessus. Comme si ne pas regarder la réalité en face suffisait à la modifier. Parce que le monde, selon eux, existait uniquement quand ils consentaient à lui donner vie en le contemplant.

Soufflé par la cité et sa population, Rand sursauta lorsque le chariot s’engagea dans une rue latérale beaucoup plus étroite que le boulevard – mais encore deux fois plus large que n’importe quelle venelle de Champ d’Emond.

Tirant sur les rênes pour ordonner à son cheval de s’immobiliser, Bunt se tourna vers ses passagers, l’air hésitant. Ici, la circulation était moins dense et les piétons contournaient machinalement le chariot sans avoir besoin de ralentir.

— Ce que tu caches sous ta cape, fiston, demanda le paysan à Rand, c’est vraiment ce que prétend Holdwin ?

— Que voulez-vous dire ? répliqua Rand sans tressaillir.

Imperturbable, il ramassa ses sacoches de selle et les jeta sur son épaule. Son estomac menaçait de se retourner, mais sa voix ne tremblait pas, et cela seul importait.

Mat étouffa un bâillement d’une main – mais l’autre fila sous sa cape, en quête de la dague au rubis. Sous le foulard noué autour de son front, le jeune homme avait un regard hanté qui mit Rand mal à l’aise.

Sans doute conscient qu’il portait une arme, Bunt évita soigneusement de tourner la tête vers son passager.

— Ce que je veux dire ? répéta-t-il. Rien de particulier… Mais si tu m’as entendu annoncer que j’allais partir pour Caemlyn, l’autre soir, tu as certainement suivi le début de la conversation. Si la prime m’intéressait, j’aurais trouvé un prétexte pour entrer dans l’auberge – L’Oie et la Couronne, si ça vous intéresse – et m’entretenir avec Holdwin. Mais je n’aime pas cet aubergiste, et encore moins son fichu « ami ». On dirait qu’il en a après vous. Une obsession, semble-t-il…

— J’ignore après qui ou quoi il en a, répondit Rand. Ce type en noir, nous ne l’avions jamais vu.

Un demi-mensonge, et peut-être même pas, car Rand était incapable de distinguer un Blafard d’un autre.

— Vraiment ? Eh bien, je répète : je ne sais pas grand-chose, et je refuse qu’on m’en apprenne davantage. Les problèmes viennent tout seuls, en ce moment. Inutile de les chercher avec une lanterne !

Mat mettant un temps fou à récupérer ses biens, Rand sauta du chariot avec une solide longueur d’avance. Les yeux cernés de noir, l’ancien farceur numéro un de Champ d’Emond prit son arc, son carquois et sa couverture, les plaqua contre sa poitrine et descendit enfin du véhicule.

Rand fit la grimace en entendant grommeler son estomac. La faim et il n’aurait trop su dire quelle sourde angoisse lui donnaient la nausée et il n’avait aucune envie de vomir en pleine rue. Se campant devant lui, Mat l’interrogea du regard.

On fait quoi ? On va où ?

Se penchant un peu, Bunt fit signe à Rand d’approcher.

Le jeune homme obéit, espérant glaner quelque bon conseil au sujet de Caemlyn.

— Si j’étais toi, je cacherais… hum… ça !

Le vieux paysan se tut et regarda autour de lui, méfiant. Des gens dépassaient le chariot sur ses deux flancs, râlant parfois parce qu’il bloquait le passage, mais personne ne prêtait attention au conducteur et à son jeune interlocuteur.