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— Ne la porte plus ! Cache-la ou vends-la, mais ne la garde pas. C’est mon avis, en tout cas. Les objets de ce genre attirent l’attention des curieux, et j’ai cru comprendre que c’est la dernière chose que tu veux…

Sans crier gare, Bunt se redressa, secoua les rênes et repartit sans un mot ni un regard en arrière. Obligé de sauter sur le côté pour éviter un chariot chargé de tonneaux, Rand perdit de vue leur bienfaiteur. Quand il sonda de nouveau la rue, il ne vit plus le brave homme ni son véhicule.

— Que faisons-nous ? demanda Mat.

Très nerveux, il regardait les gens aller et venir au milieu des bâtiments dont certains, incroyablement, avaient quelque chose comme six étages !

— Nous sommes à Caemlyn, et après ?

Mat ne s’obstruait plus les oreilles, mais il semblait mourir d’envie de le faire. À Caemlyn, on entendait sans cesse le bourdonnement des conversations et les bruits divers montant de milliers d’échoppes. Parfois, Rand avait l’impression d’évoluer à l’intérieur d’une ruche géante.

— Rand, même si nos amis sont ici, comment les trouver dans ce fouillis ?

— C’est Moiraine qui nous trouvera, ne t’en fais pas…

La mégalopole lui pesait tout autant qu’à Mat, et il aurait donné cher pour s’abstraire de la foule et du bruit. Malgré les leçons de Tam, la recherche du vide intérieur ne donnait aucun résultat. Dans l’incapacité de s’isoler, il décida de se concentrer sur son environnement immédiat et d’oublier le reste. S’il se limitait à cette rue, par exemple, il pouvait imaginer qu’il était à Baerlon. Le dernier endroit où ses amis et lui avaient cru être en sécurité.

Plus personne ne l’est… Et les autres sont peut-être déjà morts. Que feras-tu alors, Rand ?

— Non, ils sont vivants ! Egwene est vivante !

Quelques passants jetèrent un regard interloqué à l’étrange jeune homme qui parlait tout seul.

— Peut-être…, marmonna Mat. Mais si Moiraine ne nous trouve pas ? Si nous restons isolés, et que celui qui nous trouve soit…

Il s’interrompit, incapable de prononcer ça à voix haute.

— Nous y penserons quand ça arrivera, dit Rand. Si ça se produit…

Au pire, ils pouvaient tenter de contacter Elaida, l’Aes Sedai présente au palais de Morgase. Mais Rand aurait préféré aller directement à Tar Valon. Mat se souvenait-il de ce que Thom avait dit sur l’Ajah Noir ? Et sur le Rouge ? Ce n’était pas le genre de choses qu’on oubliait, pas vrai ?

— Thom nous a dit de trouver une auberge. La Bénédiction de la Reine… Si nous commencions par là ?

— Et pour quoi faire ? À nous deux, nous n’avons pas de quoi payer un repas !

— Il faut tenter le coup. Selon Thom, nous trouverons de l’aide dans cette auberge.

— Je ne peux pas… Rand, ils sont partout. (Mat baissa les yeux sur les pavés et sembla se ratatiner pour s’isoler de la foule.) Où que nous allions, ils nous suivent ou nous attendent. Ce sera pareil dans cette auberge. Je… Rien ne peut arrêter un Blafard.

Rand prit Mat par le col – en se concentrant pour empêcher sa main de trembler. Il avait besoin de son ami. Si la Lumière le voulait bien, les autres étaient encore de ce monde, mais pour l’heure, il n’y avait plus qu’eux deux. L’idée de continuer seul…

Rand sentit le goût de la bile monter dans sa gorge.

Par la force de l’habitude, il regarda autour de lui, mais personne ne semblait avoir entendu la référence au Blafard.

— Mat, nous avons réussi, jusqu’ici, pas vrai ? Si nous ne baissons pas les bras, nous gagnerons ! Après tout, ils ne nous ont pas encore eus. Je refuse d’attendre comme un agneau à l’abattoir. Et je ne le ferai pas ! Alors, tu restes ici histoire de mourir de faim ? Ou de te laisser capturer comme un idiot ?

Rand lâcha son ami, se détourna et s’éloigna. Même s’il s’enfonçait les ongles dans les paumes, ses mains ne cessaient de trembler. Puis il sentit la présence de Mat à côté de lui.

— Désolé, Rand, souffla le jeune homme, les yeux toujours baissés.

— Oublie ça, mon vieux !

Levant la tête juste ce qu’il fallait pour ne pas percuter des passants, Mat se confessa à voix basse :

— Je pense tout le temps que je ne rentrerai jamais chez moi. Et je veux y retourner ! Moque-toi de moi si ça te chante, mais c’est ainsi ! Si tu savais ce que je donnerais pour que ma mère me fasse un de ses fichus sermons ! C’est comme un fardeau qui pèse sur mon esprit. Une douleur brûlante… Des inconnus partout, et comment savoir auxquels se fier ? S’il y en a… Rand, Deux-Rivières est si loin que ça pourrait tout aussi bien être à l’autre bout du monde… Nous sommes seuls et nous ne reviendrons jamais au bercail. Parce que nous allons mourir, Rand !

— Oui, mais pas tout de suite ! Tout le monde meurt et la Roue tourne. Mais je ne me roulerai pas en boule en attendant que ça arrive.

— On croirait entendre maître al’Vere, marmonna Mat.

Mais il semblait un peu moins abattu.

— Ce n’est pas si mal… Non, pas si mal…

Lumière, fais que les autres s’en soient tirés ! Nous ne supporterons pas d’être seuls !

Rand commença à demander le chemin de l’auberge. Le succès ne fut pas franc et massif. Le jeune berger fit une jolie collection d’injures visant « ceux qui auraient mieux fait de rester chez eux », assortie de toute une variété de regards méprisants, de haussements d’épaules et de gestes hostiles.

Un type presque aussi grand que Perrin inclina sa grosse tête et lança :

— La Bénédiction de la Reine  ? Des bouseux comme vous, hommes de la reine ?

L’homme portait une cocarde blanche sur son chapeau à larges bords et un brassard également blanc sur la manche de son long manteau.

— Eh bien, acheva-t-il, vous arrivez trop tard !

Il éclata de rire tandis que les deux amis se regardaient, décontenancés. Mais Rand se ressaisit très vite. Les gens bizarres étaient légion à Caemlyn, et il fallait faire avec.

La plupart de ces « originaux » ne cherchaient pas à se cacher. La peau trop sombre ou trop pâle, des vêtements curieusement taillés ou de couleurs trop vives, des chapeaux pointus ou ornés d’une plume… Il y avait aussi des femmes voilées ou vêtues de robes rigides aussi larges qu’elles étaient grandes. D’autres déambulaient dans des tenues qui en révélaient davantage sur leurs charmes que celles des serveuses les plus aguichantes que Rand avait jamais vues…

Dans le même ordre d’idées, il arrivait qu’un carrosse outrancièrement paré d’or et parfois même peint en rose déboule dans une rue bondée, son attelage de quatre ou six chevaux affublé de plumes sur tous les harnais.

À Caemlyn, les chaises à porteurs étaient au moins aussi courantes que les puces sur un chat. Bien entendu, les porteurs se frayaient un chemin dans la foule sans se soucier des orteils qu’ils écrasaient.

Rand vit une rixe commencer à cause d’un accident de chaise. Alors qu’il sortait de son siège mobile renversé, un homme en manteau à rayures rouges, le teint très pâle, avait été pris à partie par un petit groupe de citadins. Deux traîne-misère qui passaient par là – sans avoir aucun lien avec l’affaire – lui avaient sauté dessus avant qu’il se soit vraiment dégagé de la chaise. Les premiers imprécateurs avaient été rejoints par une foule de curieux en quête de bagarre… Prudent, Rand avait tiré Mat par la manche. En s’éloignant, les deux jeunes gens avaient entendu les échos d’une petite émeute.

Plus d’une fois, des hommes interpellèrent les deux garçons – alors que ç’aurait dû être le contraire. Avec leurs vêtements poussiéreux, Rand et Mat proclamaient qu’ils venaient d’arriver en ville, et cette caractéristique semblait agir comme un aimant sur certains individus. Des vendeurs de reliques, pour l’essentiel. Furtifs comme des ombres, visiblement prêts à détaler au moindre problème, ils proposaient des « trésors » ayant appartenu à Logain. Se livrant à un rapide calcul mental, Rand estima qu’on avait voulu leur vendre assez de « morceaux de la cape du Dragon » pour vêtir une famille entière. Quant aux « fragments de sa lame », ils auraient largement suffi à fabriquer deux épées, sinon trois. La première fois, une lueur d’intérêt était passée dans le regard de Mat, mais Rand avait poliment refusé, toutes les « occasions en or » qu’on le suppliait de bien vouloir saisir. Soucieux de ne pas se faire mal voir, les vendeurs à la sauvette inclinaient simplement la tête avant de lancer : « Que la Lumière éclaire la reine, mon bon maître… » Puis ils se volatilisaient.