Dans neuf boutiques sur dix, on trouvait des assiettes et des chopes ornées de représentations fantaisistes du faux Dragon, couvert de chaînes, comparaissant devant Morgase.
Des Capes Blanches arpentaient les rues. Comme à Baerlon, il leur suffisait de paraître quelque part pour que le vide se fasse autour d’eux.
Rand consacrait pas mal de temps à un sujet capital : comment passer inaperçu dans cette fourmilière ? Pour l’instant, cacher l’épée avec sa cape suffisait, mais ça ne durerait pas éternellement. Tôt ou tard, quelqu’un se demanderait ce qu’il dissimulait. Quant au conseil de Bunt – se débarrasser de l’arme –, il refusait d’en tenir compte. Pas question de se séparer de son dernier lien avec Tam. Son père, Tam, oui…
Dans la foule, pas mal d’hommes portaient une épée, mais aucune n’arborait la marque du héron. Cela dit, tous les citadins et une bonne partie des étrangers avaient enveloppé leur arme (poignée et fourreau) dans des bandes de tissu rouge tenues par une cordelette blanche – ou l’inverse, dans plusieurs cas. Une bonne centaine de hérons pouvaient se cacher sous cet « emballage » sans que personne ait l’ombre d’un soupçon. Avantage non négligeable, sacrifier à la mode locale aiderait le jeune berger à se fondre dans l’anonymat de la foule.
Pas mal de boutiques proposaient des bandelettes de tissu et des cordelettes colorées. Rand s’arrêta devant un de ces étalages et étudia le problème. Bien qu’on ne vît aucune différence entre les deux, le tissu rouge était moins cher que le blanc. Le jeune berger opta donc pour un emballage rouge et de la cordelette blanche. Il ne prêta pas l’oreille aux objections de Mat, angoissé à l’idée du peu d’argent qu’il leur resterait après cet ultime achat.
Le commerçant fit la grimace devant la tenue négligée des deux amis, mais il prit quand même leur argent. En revanche, il se rembrunit quand Rand lui demanda la permission de le laisser emballer son épée dans la boutique…
— Nous ne sommes pas venus voir Logain, expliqua Rand patiemment. C’est Caemlyn qui nous intéresse.
Il se souvint du discours dithyrambique de Bunt et insista :
— La plus glorieuse cité du monde, pas vrai ? (Le marchand ne se dérida pas.) Que la Lumière éclaire la bonne reine Morgase ! ajouta Rand à tout hasard.
— Si tu ne files pas, dit le type, menaçant, j’appellerai au secours et une bonne centaine d’hommes me répondront. Même si les Gardes ne réagissent pas, ces gaillards-là sauront se charger de votre cas à tous les deux. (Il cracha par terre, ratant de peu la botte de Rand.) Et maintenant, du balai !
Rand salua de la tête comme si le commerçant venait de lui dire gentiment « adieu ». Puis il tira Mat par la manche, l’empêchant à plusieurs reprises de se retourner pour s’en prendre au malotru. Un peu plus tard, les deux amis s’engagèrent dans une impasse. Le dos tourné à la rue, Rand se défit de son ceinturon d’armes et entreprit d’empaqueter le fourreau et la poignée de son épée.
— Je parie que tu as payé deux fois ce que vaut ce fichu chiffon ! Trois fois, peut-être…
Une fois qu’on s’y était mis, emballer une épée dans son fourreau était beaucoup moins facile qu’on aurait pu le croire.
— Rand, gémit Mat, tous les gens essaient de nous rouler ! Ils pensent que nous sommes venus voir le faux Dragon, comme tout le monde, et que ça mine notre vigilance. Si ça continue, quelqu’un nous défoncera le crâne dans notre sommeil, histoire de toucher la récompense. Nous ne devrions pas rester ici : il y a beaucoup trop de gens. Pourquoi ne pas partir pour Tar Valon ? Ou vers l’Illian, au sud ? Je ne détesterais pas voir de plus près tous les pèlerins qui se réunissent pour la Quête du Cor. Même si nous ne pouvons pas rentrer chez nous, ne traînons pas à Caemlyn !
— Moi, je reste, dit Rand. Si nos amis ne sont pas déjà là, ils ne tarderont plus, parce que je suis certain qu’ils nous cherchent.
Le jeune berger regarda son œuvre, pas vraiment sûr d’avoir « emballé » l’arme de la bonne façon. Mais les hérons qui ornaient le fourreau et la poignée n’étaient plus visibles, et ça lui suffisait. En revenant dans la rue, il songea qu’il avait une raison de moins de s’inquiéter. Dans son sillage, Mat avançait d’une démarche traînante, comme si son ami l’avait tiré par une longe invisible.
Bribe par bribe, Rand obtint tous les renseignements qu’il désirait. Au début, les « par là » et les « dans ce coin-là, sûrement » ne l’aidèrent pas beaucoup. Mais, à mesure que les deux amis approchaient du but, les indications se firent de plus en plus précises. Pour finir, ils se trouvèrent devant un grand bâtiment de pierre muni d’une enseigne qui, bien entendu, grinçait au vent. On y voyait un homme agenouillé devant une femme rousse qui portait une couronne. Une main posée sur la tête inclinée de son sujet, elle lui accordait la bénédiction de la reine.
— Tu es sûr de ce que tu fais ? demanda Mat.
— Bien entendu, répondit Rand.
Après avoir pris une grande inspiration, il poussa la porte et entra.
Deux cheminées chauffaient la grande salle commune lambrissée de bois sombre. Une serveuse balayait le plancher pourtant immaculé et une autre, dans un coin, polissait des chandeliers. Toutes deux sourirent aux nouveaux clients avant de continuer leur travail.
Très peu de tables étaient occupées, mais à une heure si matinale, une dizaine de clients constituaient une petite foule. S’ils ne parurent pas ravis de voir débouler deux étrangers, ces hommes tout à fait propres sur eux n’étaient pas le moins du monde éméchés. L’odeur de viande en train de rôtir et de pain tout récemment sorti du four mit l’eau à la bouche de Rand.
À sa grande satisfaction, l’aubergiste était plus qu’enveloppé. Le cheveu grisonnant, il maquillait sa tonsure naissante en se coiffant en arrière, mais l’effet n’était pas très concluant. Très digne dans son tablier blanc amidonné, il évalua ses clients en un clin d’œil, les classa immédiatement dans la catégorie des « voyageurs nécessiteux » mais sourit quand même et se présenta poliment :
— Basel Gill, pour vous servir.
— Eh bien, maître Gill, un de nos amis nous a recommandé de venir chez vous. Thom Merrilin, pour tout vous dire.
Le sourire de l’aubergiste s’effaça. Rand consulta Mat du regard, mais son ami était trop occupé à humer les odeurs de cuisine pour s’intéresser à autre chose.
— Il y a un problème ? enchaîna Rand. Vous le connaissez, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit maître Gill, distrait.
Les yeux rivés sur l’étui de la flûte, que Rand portait sur le côté, pas dans le dos, il sembla hésiter, puis lâcha :
— Suivez-moi…
Rand flanqua une bourrade à Mat pour qu’il se mette en chemin, puis il suivit Gill, se demandant ce qui les attendait.
Une fois dans la cuisine, maître Gill dit quelques mots à la maîtresse des fourneaux, une femme affublée d’un gros chignon et qui devait peser à peine une livre ou deux de moins que son patron. En l’écoutant, elle continua à remuer ses casseroles d’où montaient des arômes étourdissants. Deux jours sans manger faisaient une sauce succulente pour n’importe quel plat, mais ça n’était pas la seule explication. Ces préparations sentaient aussi bon que celles de maîtresse al’Vere, et l’estomac de Rand en gargouillait d’avidité. Penché en avant, Mat semblait irrésistiblement attiré par les plats, qu’il humait à la façon d’un cochon en quête de glands. Rand lui flanquant un coup de coude dans les côtes, il se ressaisit et adopta une position un peu plus digne.