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Maître Gill repartit et sortit par la porte de derrière. Dans la cour, il regarda autour de lui pour s’assurer qu’ils étaient seuls, puis il se tourna vers Rand.

— Qu’y a-t-il dans l’étui, mon garçon ?

— La flûte de Thom…

Il ouvrit l’étui, pour montrer qu’il ne mentait pas. Très nerveux, Mat glissa la main sous sa cape.

— Oui, je la reconnais, dit Gill sans cesser de surveiller Rand du coin de l’œil. Je l’ai souvent vu en jouer, et les instruments de cette qualité sont en général réservés aux cours des grands de ce monde. (Il ne souriait plus et le reflet métallique de son regard évoquait irrésistiblement une lame.) Comment l’as-tu eue ? Plutôt que de s’en séparer, Thom aurait préféré se couper un bras.

— Il me l’a donnée, dit Rand.

Il enleva le baluchon de son dos et l’ouvrit assez pour dévoiler les carreaux multicolores de la cape et le bout de l’étui de la harpe.

— Maître Gill, Thom est mort. Si c’était votre ami, toutes mes condoléances. Je l’aimais beaucoup aussi.

— Mort, dis-tu ? Dans quelles circonstances ?

— Un… Un homme voulait nous tuer. Thom m’a confié ses affaires, et il nous a crié de courir. (Voyant que les carreaux multicolores voletaient au courant d’air comme des papillons, Rand replia soigneusement le baluchon.) Sans lui, nous serions morts. Nous étions tous les trois en chemin pour Caemlyn, et il nous a dit de venir chez vous.

— Je croirai qu’il est mort quand je verrai son cadavre, dit Gill. (Il poussa le baluchon du bout du pied, puis se racla la gorge.) Je te crois, mon garçon, ne t’en fais pas. Tu me dis ce que tu penses être la vérité, mais je ne suis pas convaincu que Thom soit mort. Ce trouvère n’est pas facile à tuer, pour sûr que non !

Rand tapota l’épaule de Mat.

— Détends-toi, mon vieux, c’est un ami…

Maître Gill eut un regard soupçonneux pour Mat et soupira :

— Oui, je pense qu’on peut le dire comme ça…

Mat se redressa et croisa les bras. Mais il semblait toujours sur ses gardes et un muscle se contractait bizarrement, sur sa joue.

— Vous étiez en route pour Caemlyn ? répéta l’aubergiste. C’est le dernier endroit au monde où Thom voudrait aller, je crois… Excepté Tar Valon, sans doute…

Il attendit qu’un garçon d’écurie ait fini de traverser la cour en tenant un cheval par la longe, puis reprit à voix basse :

— Vous avez des ennuis avec les Aes Sedai, c’est ça ?

— Oui, répondit Mat.

— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? demanda Rand dans la même seconde.

Maître Gill eut un petit rire nerveux.

— Je connais le bonhomme, voilà tout ! Pour aider deux jeunes gars comme vous, c’est exactement le genre d’ennuis qu’il est prêt à affronter… Son passé, vous comprenez ? Non, bien sûr, comment pourriez-vous savoir ? Je ne vous accuse de rien, sachez-le, mais je me demandais… Enfin, j’ai le sentiment que… Si je puis me permettre, de quels ennuis s’agit-il ? Avec Tar Valon, je veux dire…

Rand comprit enfin ce que l’aubergiste sous-entendait. Le Pouvoir de l’Unique…

— Non, non, ça n’a rien à voir avec ça. Nous avons même une Aes Sedai parmi nos alliés. Moiraine était…

Rand n’alla pas plus loin, furieux d’avoir lâché ce nom. Mais l’aubergiste semblait ne pas le connaître.

— Eh bien, c’est une bonne chose… Je n’aime pas trop les Aes Sedai, mais elles sont préférables à… Bon, on parle trop de ces sujets, à cause de cette histoire avec Logain. Je ne voulais pas vous offenser, mais il fallait que je sache, pas vrai ?

— Aucun problème, assura Rand.

Mat murmura trois mots incompréhensibles, mais l’aubergiste, bon enfant, parut supposer qu’il partageait l’opinion de son ami.

— À vous voir tous les deux, exactement le bon profil, je veux bien croire que Thom vous avait – non, vous a à la bonne. Mais les temps sont difficiles… Bien entendu, vous ne pouvez pas payer ? Ben voyons ! En ce moment, nous manquons de tout, et le peu qui reste est hors de prix. Je vais vous offrir le gîte – pas les meilleurs lits, mais quand même de quoi dormir au chaud – et le couvert. Même si j’aimerais, je ne peux rien vous promettre de plus.

— C’est déjà beaucoup, dit Rand avec un regard appuyé pour Mat. Plus que ce que j’espérais…

Qu’était donc le « bon profil », et pourquoi maître Gill aurait-il dû en faire plus ?

— Thom est un très bon ami à moi, dit l’aubergiste. Un type au sang chaud qui n’a pas sa langue dans la poche, surtout quand il ferait mieux de se taire devant quelqu’un de haut placé, mais un gars droit et loyal. S’il ne se remontre pas… eh bien, nous improviserons quelque chose, je suppose… En attendant, vous ne devriez plus parler de l’Aes Sedai qui vous aide. Je suis un sujet fidèle de la reine, mais beaucoup de gens, actuellement, prendraient très mal votre histoire. Hélas, je ne parle pas seulement des Capes Blanches.

— Pour ce qui me concerne, grogna Mat, les corbeaux peuvent emporter toutes les Aes Sedai au mont Shayol Ghul !

— Fais attention à ce que tu dis, mon garçon ! Je ne les aime pas, c’est vrai, mais je ne fais pas partie des crétins qui les accusent de tous les maux du monde. La reine soutient Elaida, et les Gardes combattent pour la reine. Je prie souvent la Lumière pour que ça ne change pas. Mais ces derniers temps, des Gardes ont oublié leur devoir de réserve au point de maltraiter des gens qui disaient du mal de l’Aes Sedai… Ils n’étaient pas de service, la Lumière en soit remerciée, mais c’est arrivé, et ça me suffit. Je ne veux pas que des Gardes, même en civil, viennent dévaster ma salle commune pour vous donner une leçon. Et je n’ai pas besoin que les Capes Blanches convainquent un imbécile de venir peindre un Croc du Dragon sur ma porte. Du coup, si vous voulez que je vous aide, gardez pour vous votre opinion sur les Aes Sedai, qu’elle soit bonne ou mauvaise. (Maître Gill se tut un moment, pensif.) Tant qu’à faire, ne mentionnez pas Thom lorsque nous ne sommes pas seuls. Certains Gardes ont une sacrée mémoire, et c’est aussi le cas de la reine. Inutile de prendre des risques…

— Thom a eu des ennuis avec la reine ? demanda Rand, incrédule.

L’aubergiste éclata de rire.

— Donc, il ne vous a pas tout dit, le sacripant ! Au fond, rien ne l’y obligeait. Mais je ne vois pas pourquoi vous devriez croupir dans l’ignorance. En outre, ce n’est pas vraiment un secret… Vous croyez que tous les trouvères ont une si haute opinion d’eux-mêmes ? En y réfléchissant bien, j’ai peur que oui, mais Thom reste quand même le champion toutes catégories en la matière. C’est qu’il n’a pas toujours été un artiste errant de village en village et le plus souvent contraint de dormir à la belle étoile. À une époque, il était le barde de la cour, ici, à Caemlyn. De Tear à Maradon, toutes les têtes couronnées le connaissaient.

— Thom ? s’étonna Mat.

Rand ne partageait pas sa surprise. Il voyait très bien Thom, avec sa gestuelle théâtrale, tenir sa place auprès d’une reine.

— Eh oui, Thom ! Peu après la mort de Taringail Damodred, les ennuis ont commencé pour son neveu. Selon certains, Thom était – comment dire, exactement ? – un peu plus proche de la reine que l’exigeaient les convenances. Mais Morgase était une jeune veuve, et lui avait toute la fougue d’un jeune homme. De toute façon, à mes yeux, la souveraine fait ce qu’elle veut, un point c’est tout ! Cela dit, notre bonne Morgase a toujours eu un fichu caractère et, quand il a appris que son neveu avait de gros problèmes, Thom est parti sans dire un mot à sa… reine. Inutile de préciser qu’elle a détesté ça. Et elle n’a pas apprécié non plus qu’il fourre son nez dans les affaires des Aes Sedai. Franchement, je pense aussi que c’était une bourde, neveu ou pas neveu. Une fois de retour, Thom a parlé, certes, mais il y a des choses qu’on ne dit pas à une reine – ni à aucune femme de tête comme Morgase. Elaida ne décolérait pas contre lui à cause du fameux neveu. Avec deux dames de cette envergure contre lui, Thom est reparti de Caemlyn juste à temps pour ne pas finir en prison, voire sous la hache du bourreau. Et, pour ce que je sais, la sentence est toujours exécutoire…