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Rand voulut se concentrer sur son repas, mais il vit que Mat avait arrêté de manger.

— Je te croyais affamé, dit-il. Et voilà que tu boudes ta nourriture comme un enfant gâté ! Il faut manger, mon vieux. Pour atteindre Tar Valon, nous aurons besoin d’être en forme.

— Tar Valon, maintenant ! Jusque-là, c’était Caemlyn. À Caemlyn, Moiraine nous attendrait, et tout s’arrangerait. À Caemlyn, Egwene et Perrin seraient là pour nous accueillir. À Caemlyn, on raserait gratis et les poules auraient des dents ! Eh bien, nous y sommes, et rien ne va mieux. Où sont Moiraine, Perrin et les autres ? Et tu veux me faire gober que le salut c’est Tar Valon ?

— Nous sommes vivants, non ? lança Rand, plus agressivement qu’il l’aurait voulu. (Il inspira à fond pour se calmer.) Oui, vivants, et c’est déjà bien. J’ai l’intention de continuer à vivre, Mat, histoire de découvrir pourquoi nous sommes si importants. Sache-le bien, je n’abandonnerai pas !

— Tant de gens, et tous des Suppôts en puissance… Tu ne trouves pas que maître Gill est un peu trop pressé de nous aider ? Quel homme faut-il être pour ne pas craindre les Aes Sedai et les Suppôts ? Ce n’est pas normal. À sa place, n’importe qui nous dirait de déguerpir ou… ou… Eh bien, je n’en sais rien, moi !

— Mange…, dit Rand, ému par la détresse de son ami.

Il attendit jusqu’à ce que Mat s’attaque à une tranche de bœuf, puis baissa les yeux sur sa propre assiette et posa les mains sur la table pour les empêcher de trembler. Il crevait de peur. Pas au sujet de maître Gill, mais il y avait bien d’autres raisons légitimes. Le mur d’enceinte de cette ville, si haut fût-il, n’arrêterait pas un Blafard, c’était couru. Aurait-il dû en parler à l’aubergiste ? Mais, s’il le croyait, l’homme serait-il encore disposé à s’impliquer ?

Il y avait aussi les rats… Peut-être bien que les humains les attiraient, mais Rand se souvenait du rêve qui n’en était pas un, à Baerlon. Des échines brisées…

Rand se remémora les paroles de Lan : « Les sbires du Ténébreux recrutent souvent leurs espions parmi les dévoreurs de cadavres. Les corbeaux et les corneilles, le plus fréquemment. Et les rats, dans les cités… »

Cédant à son estomac, le jeune homme mangea. Une fois son plat terminé, il aurait été incapable de dire quel goût il avait.

La serveuse qui polissait les chandeliers, au moment de leur arrivée, guida les deux jeunes gens jusqu’à leur chambre. Dans la minuscule pièce mansardée éclairée par une lucarne, il y avait tout juste la place pour les deux lits. En ce qui concernait le rangement, des crochets fixés à la porte devraient suffire, parce qu’il n’y avait rien d’autre.

La serveuse aux yeux noirs avait – curieusement – tendance à glousser et à triturer le devant de sa robe chaque fois qu’elle regardait Rand. Elle était très jolie mais, s’il osait lui faire un compliment, le jeune berger était sûr de se ridiculiser. En sa présence, il se prenait à regretter de n’avoir pas l’aisance de Perrin, en matière de filles. Très perturbé, il fut franchement soulagé quand elle s’en alla.

En d’autres temps, il aurait eu droit aux commentaires acerbes de Mat. Là, son ami se jeta tout habillé sur un des lits et se tourna vers le mur.

Rand suspendit sa cape tout en observant Mat – la main glissée sous sa veste, il devait de nouveau serrer sa précieuse dague.

— Tu veux rester caché dans ton coin ? finit par demander Rand.

— Je suis fatigué…

— Peut-être, mais nous avons encore des questions à poser à l’aubergiste. Il nous dira peut-être comment trouver Egwene et Perrin. S’ils n’ont pas perdu leurs chevaux, ils sont sûrement ici depuis un moment…

— Ils sont morts…, lâcha Mat sans se retourner.

Rand hésita, puis il décida de ne pas insister. Une fois sorti, il ferma derrière lui, espérant que Mat trouverait au moins le repos.

En bas, Rand ne vit pas trace de maître Gill. Croisant la cuisinière, il lut dans son regard qu’elle le cherchait aussi, très agacée qu’il se soit défilé. Un moment, Rand resta assis dans la salle commune. Mais il se lassa très vite de sursauter chaque fois qu’un nouveau client, presque toujours en cape noire, entrait dans l’établissement. Si on lâchait un Blafard dans cette salle, il ferait un massacre, comme un renard dans un poulailler.

Un Garde en uniforme rouge entra et vint étudier attentivement tous les étrangers présents dans la salle. Pendant cet examen, Rand préféra s’intéresser à sa table et aux pointes de ses bottes. Quand il releva la tête, le type était déjà reparti.

La serveuse aux yeux noirs, une pile de serviettes sur les bras, passa à côté du jeune homme.

— Ils font ça assez souvent, souffla-t-elle sans s’arrêter. Pour notre sécurité, simplement… Ils veillent sur les sujets de la reine. Tu n’as aucune raison de t’inquiéter.

Rand acquiesça. Pourquoi se méfiait-il de tout ? Le Garde n’était pas venu lui demander s’il connaissait Thom Merrilin, pas vrai ? Mais il devenait aussi craintif que Mat.

Il se leva et approcha de l’autre serveuse, qui vérifiait le niveau d’huile de toutes les lampes murales.

— Il n’y a pas une autre pièce où je pourrais passer un moment ? lui demanda-t-il.

Il refusait de s’enfermer dans la chambre avec Mat et son incessante mauvaise humeur.

— Une salle à manger privée vide, par exemple ?

— Il y a la bibliothèque… Il faut passer cette porte, tourner à droite et aller jusqu’au bout du couloir. À cette heure-ci, il ne doit y avoir personne.

— Merci beaucoup… Si vous voyez maître Gill, pouvez-vous lui dire que Rand al’Thor voudrait lui parler, s’il a cinq minutes de libres ?

— Je lui transmettrai le message… Mais la cuisinière veut le voir aussi.

Et c’est sûrement pour ça qu’il se cache ! songea Rand en s’éloignant.

Une fois dans la bibliothèque, il s’immobilisa devant un spectacle fascinant. Les étagères contenaient au bas mot trois ou quatre cents livres, et il n’avait jamais vu ça de sa vie. Des volumes brochés ou reliés, souvent avec des tranches dorées. Très peu de ces ouvrages avaient des couvertures en bois – désormais rendues obsolètes par le cuir. Lisant les titres, Rand repéra de vrais petits trésors : Les Voyages de Jain l’Explorateur, Les Essais de Willim de Maneches et même un exemplaire des célèbres Traversées avec le Peuple de la Mer, un livre que Tam avait toujours rêvé de lire.

Quand il imagina son père debout devant la cheminée, feuilletant l’ouvrage rare avant de s’asseoir avec sa pipe au bec, prêt à s’immerger dans la lecture, le sentiment de solitude qui étreignit Rand lui gâcha tout le plaisir qu’auraient pu lui procurer les livres.

Entendant quelqu’un se racler la gorge derrière lui, Rand s’avisa qu’il n’était pas seul. Il se retourna, décidé à s’excuser, et fut stupéfié pour la deuxième fois en quelques minutes. En règle générale, il était plus grand que tous les gens qu’il rencontrait. Mais là, ses yeux remontèrent, remontèrent… et atteignirent presque le plafond avant de découvrir la tête de l’autre amateur de lecture – ou de solitude.

Un nez incroyablement large – presque un museau –, des sourcils pendant comme de petites queues, des yeux aussi grands que des soucoupes… Et, sous une crinière noire broussailleuse, des oreilles qui parvenaient à exhiber leurs pointes poilues.