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Un Trolloc ! Affolé, Rand cria, recula et tenta de dégainer son épée. Hélas, il s’emmêla les pieds et se retrouva vite assis sur les fesses.

— J’aimerais que les humains ne fassent pas ça…, murmura une voix profonde comme le roulement d’un tambour. (Les oreilles couvertes de poils frémissaient et une étrange mélancolie voilait le regard du monstre.) Mais vous nous avez oubliés, et c’est notre faute. Si peu d’entre nous se sont mêlés à vous depuis que les Ténèbres se sont abattues sur les Chemins. Il y a de ça… eh bien, six générations. Juste après la guerre des Cent Années, exactement… (Le curieux Trolloc – si c’en était un – eut un soupir que n’aurait pas renié un taureau de combat.) Si longtemps, et si peu d’entre nous pour voyager et voir… Nous aurions tout aussi bien pu ne plus nous montrer, pour ce que ça change.

Rand resta les fesses par terre et la bouche ouverte, étudiant l’inconnu aux larges bottes montantes et au manteau bleu foncé boutonné du col à la taille avant de s’évaser pour former une sorte de kilt au-dessus de ses braies bouffantes. Dans une de ses mains énormes, l’être tenait un livre qui semblait minuscule, par contraste. Et le doigt qui servait de marque-page en valait bien trois mis côte à côte d’un colosse comme Perrin.

— J’ai cru que…, commença Rand. Quel genre de… (Non, ce n’était pas une bien meilleure entrée en matière.) Hum… Bonjour. (Il se leva et tendit la main au géant.) Je m’appelle Rand al’Thor.

D’énormes doigts enveloppèrent ceux de Rand et son interlocuteur inclina gracieusement la tête.

— Je suis Loial, fils d’Arent fils d’Halan. Ton nom chante à mes oreilles, Rand al’Thor.

Comprenant qu’il s’agissait d’un rituel, Rand inclina à son tour la tête et souffla :

— Ton nom chante à mes oreilles, Loial fils d’Arent… fils d’Halan.

Une expérience surréaliste, car Rand ignorait encore à qui – ou à quoi – il avait affaire. La poignée de main de Loial se révéla étrangement délicate, mais le jeune berger fut quand même soulagé de récupérer ses cinq doigts en bon état de marche.

— Vous êtes très nerveux, vous les humains, dit Loial de sa voix de basse noble. J’ai entendu cent fois les récits, et lu tous les livres disponibles, mais ça ne s’est pas vraiment gravé dans mon esprit. Mon premier jour à Caemlyn, j’ai été ébahi par le vacarme. Des enfants et des femmes criaient tandis que des brutes me poursuivaient en brandissant des gourdins, des couteaux et des torches. Un seul mot montait de toutes les gorges : « Trolloc ». J’ai failli perdre mon calme, je l’avoue. Qui sait ce qui serait arrivé sans l’intervention d’une patrouille de Gardes de la Reine ?

— Un coup de chance…, dit Rand.

— Certes, mais les Gardes semblaient avoir aussi peur de moi que les autres… Depuis, en quatre jours, je n’ai pas pu mettre un pied hors de l’auberge. Ce bon maître Gill m’a même demandé d’éviter la salle commune. (Les oreilles poilues palpitèrent.) Non qu’il ne se soit pas montré hospitalier, bien au contraire… Mais le premier soir, quelle panique ! Tous les humains semblaient vouloir sortir en même temps, alors que la porte n’est pas très large… Il aurait pu y avoir des blessés.

Fasciné, Rand ne pouvait plus détourner le regard des oreilles étrangement mobiles de son compagnon.

— Vraiment, si j’avais su, je n’aurais peut-être pas quitté mon Sanctuaire !

— Vous êtes un Ogier ! s’exclama Rand. Une minute… Vous avez parlé de six générations depuis la guerre des Cent Années. Quel âge avez-vous ?

Une question d’une rare impolitesse, s’avisa Rand juste après l’avoir posée. Mais Loial ne parut pas offensé, même s’il se tendit un peu.

— Quatre-vingt-dix ans, dit-il. Encore une décennie, et je pourrai m’adresser à la Souche. Selon moi, les Anciens auraient dû me laisser parler, puisqu’ils étaient en train de décider si j’avais ou non le droit de quitter le Sanctuaire. Mais, dès que quelqu’un veut découvrir l’Extérieur, ils s’inquiètent, peu importe l’âge de la personne en question. Les humains sont si agités et si fébriles… (Il tressaillit puis inclina humblement la tête.) Désolé, je n’aurais pas dû dire ça… Mais vous vous battez tout le temps, même quand ce n’est pas nécessaire…

— Il n’y a pas de mal, assura Rand.

Il essayait toujours d’assimiler l’âge de Loial. Plus vieux que Cenn Buie, et pourtant trop jeune pour…

Rand s’assit dans un fauteuil et Loial sur un sofa à deux places qui suffit à peine pour lui. Assis, il était encore plus grand que la plupart des hommes… debout.

— Au moins, ils vous ont laissé partir…

Loial baissa les yeux sur le sol, plissa le nez et le tapota du bout d’un index démesuré.

— Eh bien, c’est-à-dire que… La Souche n’était pas en délibération depuis longtemps – à peine un an –, et, d’après ce qu’on disait, j’ai conclu que j’aurais l’âge requis lorsque nos nobles Anciens seraient enfin arrivés à une décision. Ils diront sûrement que j’ai pris mes aises avec la loi, mais je… Hum, je suis parti, tout simplement. Les Anciens m’ont toujours reproché d’être une tête brûlée, et ils ne se trompaient pas, je le crains. Je me demande s’ils se sont aperçus de mon départ. Mais je devais m’en aller…

Rand se mordit la lèvre pour ne pas éclater de rire. Si Loial était une tête brûlée, il imaginait aisément à quoi ressemblaient les Ogiers raisonnables. Et cette histoire de réunion commencée un an plus tôt ? Maître al’Vere en serait resté comme deux ronds de flan. Un Conseil qui durait une demi-journée tapait sur les nerfs de tout le monde, y compris Haral Luhhan.

Une vague de mal du pays submergea Rand, lui serrant le cœur. Champ d’Emond, l’Auberge de la Cascade à Vin, Tam, Egwene, les fêtes de Bel Tine sur la place Verte, au bon vieux temps.

Non, il ne fallait pas y penser !

— Si je puis me permettre, pourquoi ce désir de connaître le… hum… l’Extérieur ? Si j’avais eu le choix, je ne serais jamais parti de chez moi.

— Je voulais tout voir, répondit Loial comme si ça tombait sous le sens. J’ai lu tous les livres, les récits de voyages, mais ça ne suffisait pas. Il fallait que je voie de mes propres yeux ! J’ai consulté tous les textes existant sur les voyages, les Chemins et les coutumes des humains. Sans oublier les cités que nous avons construites pour eux après la Dislocation du Monde. Plus je lisais, et plus une certitude s’installait en moi : je devais partir, voir ces lieux où nous étions jadis et découvrir par moi-même les bosquets.

— Les bosquets ?

— Oui, les bosquets… Les arbres. Enfin, une partie des Grands Arbres, bien entendu, s’élançant vers le ciel pour entretenir le souvenir de chaque Sanctuaire…

Loial s’agita sur son sofa, qui gémit sous son poids. Les yeux brillants, les oreilles presque tremblantes, il fit de grands gestes avec ses mains, dont l’une tenait toujours le livre.

— Pour l’essentiel, ils utilisaient les arbres qu’on trouvait dans le pays ou la région concernés. On ne peut pas forcer une terre à aller contre sa nature. En tout cas, pas longtemps, parce qu’elle se révolte. Il est possible d’adapter sa vision à une terre, mais pas d’adapter une terre à sa vision. Dans chaque bosquet, mes ancêtres plantèrent les arbres qui pourraient pousser et s’épanouir à cet endroit précis. Chaque spécimen placé pour assurer l’équilibre de son voisin, et l’ensemble conçu afin d’être complémentaire – pour permettre la meilleure croissance possible, bien sûr, mais aussi pour que l’harmonie soit visible par les yeux et perceptible par le cœur. Les livres évoquent les bosquets afin de faire dans la même seconde pleurer et rire les Anciens. Des bosquets destinés à demeurer à tout jamais verts dans nos mémoires.