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— Je te crois, moi, affirma Rand. Souviens-toi que j’ai vu ce cavalier, moi aussi.

Comme si cette déclaration le rassurait, Perrin eut un grognement satisfait.

— De quoi parlez-vous encore ? demanda soudain Egwene.

Rand regretta de ne pas avoir baissé le ton – une précaution qu’il aurait prise, s’il avait eu conscience que la jeune fille était assez près pour l’entendre. Avec un sourire béat, Mat et Perrin racontèrent leur rencontre avec le cavalier noir. Certain de ce que dirait Egwene quand ils auraient terminé, Rand resta sur la défensive.

— Nynaeve a raison ! s’exclama la jeune femme quand les deux garçons furent arrivés au bout de leur récit. Vous seriez bien mieux dans les jupes de vos mères ! Beaucoup de gens se déplacent à cheval et portent une cape noire. Ça n’en fait pas des monstres sortis des légendes d’un trouvère.

Rand ne s’était pas trompé. Exactement le sermon qu’il prévoyait.

— Et tu répands ces sornettes, Rand al’Thor ? s’indigna Egwene. Parfois, tu perds tout ton bon sens. Après un hiver si éprouvant, tu crois utile d’effrayer encore plus les enfants ?

— Je ne répands rien, Egwene ! Mais je sais ce que j’ai vu, et ce n’était pas un paysan à la recherche d’une vache égarée.

Egwene prit une grande inspiration et ouvrit la bouche, mais elle dut ravaler sa prochaine remarque.

Sa chevelure blanche en bataille, un inconnu venait de sortir de l’auberge comme s’il avait un démon à ses trousses.

4

Le trouvère

Dès que la porte se fut refermée dans son dos, l’homme aux cheveux blancs se retourna pour la regarder d’un air sombre. Très mince, l’inconnu était grand, mais ses épaules voûtées lui enlevaient beaucoup de prestance. Cela posé, sa vivacité démentait son âge apparent. Sa cape multicolore semblait faite de dizaines de carrés de tissu. En réalité, constata Rand, et malgré les critiques de maître al’Vere, c’était un vêtement épais de très bonne facture – et d’une seule pièce –, car les carreaux faisaient exclusivement fonction d’ornements.

— Le trouvère ! s’exclama Egwene.

L’homme fit volte-face. Sous sa cape, il portait une veste longue aux manches très larges et aux poches inhabituellement grandes. Aussi blanche que ses cheveux, une moustache tombante frémissait au vent sous son nez et son visage noueux évoquait l’écorce d’un arbre qui a connu des temps difficiles. Sous ses sourcils broussailleux, ses yeux bleus semblaient capables de voir à l’intérieur de tout ce qu’ils regardaient.

Le trouvère braqua sur Rand et ses amis le long tuyau de sa pipe au foyer délicatement sculpté.

Rand s’avisa qu’il était fasciné par les yeux de cet homme. À Deux-Rivières, tout le monde avait les yeux noirs, et c’était aussi le cas des colporteurs, des marchands et des gardes de passage. Pendant longtemps, les Congar et les Coplin s’étaient moqués de Rand à cause de ses yeux gris. Puis il avait flanqué son poing dans la figure d’Ewai Coplin, et les choses étaient rentrées dans l’ordre. La Sage-Dame l’avait bien entendu sermonné, mais ce n’était pas si grave…

Rand se demandait souvent s’il existait un lieu où personne n’avait les yeux foncés.

Dans ce cas, Lan en vient peut-être…

— Où suis-je donc tombé ? demanda le trouvère d’une voix profonde qui semblait porter davantage que celle d’un homme ordinaire. (Même en plein air, elle paraissait emplir tout l’espace et se répercuter contre des murs inexistants.) Les péquenots de l’autre village m’ont dit que j’arriverais ici avant la nuit. Mais sans préciser qu’il fallait partir avant midi, pour ça ! Quand j’ai finalement frappé à sa porte, gelé et rêvant d’un bon lit chaud, votre aubergiste m’a fait toute une histoire au sujet de l’heure tardive, comme si j’étais un vulgaire porcher ! Puis votre Conseil n’a pas daigné m’implorer de me produire lors de votre fichue fête, et mon « hôte » a omis de me dire qu’il était également le bourgmestre. (Le trouvère marqua une pause, le temps de reprendre son souffle.) Quand je suis descendu, il y a une minute, pour fumer ma pipe devant un bon feu et déguster une chope de bière, tous les bouseux présents m’ont regardé comme si j’étais leur beau-frère le plus honni venant leur emprunter de l’argent. Un vieux fou m’a fait un sermon au sujet des histoires que je devais ou non raconter, et une gamine m’a crié de sortir, me menaçant avec une sorte de massue parce que je n’obéissais pas assez vite à son goût. Comment peut-on traiter un trouvère ainsi ? C’est inouï !

Fascinée par l’artiste, mais brûlant d’envie de défendre Nynaeve, Egwene souriait béatement et semblait incapable de prendre les choses en main.

— Mille excuses, maître trouvère, intervint Rand, conscient qu’il souriait lui aussi comme un benêt, c’était notre Sage-Dame, et…

— Ce joli petit morceau de fille ? s’étonna le trouvère. Une Sage-Dame de village ? À son âge, au lieu de prédire le temps et de soigner les malades, elle ferait mieux de se laisser conter fleurette par de beaux jeunes gens.

Très mal à l’aise, Rand espéra que Nynaeve n’entendrait jamais le trouvère parler ainsi. En tout cas, pas avant sa représentation !

Perrin fit la grimace et Mat émit un sifflement modulé. Les deux garçons partageaient à l’évidence les craintes de leur ami.

— Les hommes présents dans la salle commune sont nos conseillers, précisa Rand. Ils ne voulaient pas vous manquer de respect, j’en suis sûr, mais nous venons d’apprendre qu’une guerre fait rage au Ghealdan, où un homme prétend être le Dragon Réincarné. Un faux Dragon, bien sûr… Des Aes Sedai sont parties de Tar Valon pour l’affronter. Le Conseil tente de déterminer si nous sommes en danger ici.

— De très vieilles nouvelles, même à Baerlon, lâcha le trouvère, et c’est le pire endroit où s’informer de la marche du monde. (Il regarda autour de lui.) Enfin, pratiquement le pire… (Il remarqua le chariot rangé devant l’auberge, les harnais des chevaux gisant sur le sol.) On dirait bien que je reconnais le véhicule de Padan Fain… (Toujours aussi profonde, sa voix ne résonnait plus, mais exprimait un souverain mépris.) Ce rustre adore répandre un peu partout les mauvaises nouvelles. Il tient plus du corbeau que de l’homme, cet oiseau de mauvais augure !

— Maître trouvère, dit Egwene, l’agacement la tirant de sa fascination muette, maître Fain vient souvent à Champ d’Emond. C’est un homme joyeux, et il nous apporte plus de bonnes nouvelles que de mauvaises.

Le trouvère dévisagea un moment la jeune fille, puis il eut un grand sourire.

— Ce que tu es mignonne, toi ! Tu devrais avoir des boutons de rose dans les cheveux. Hélas, cette année, je ne peux pas faire jaillir des fleurs de nulle part… Mais aimerais-tu m’assister, demain, durant ma représentation ? Me passer ma flûte quand j’en aurai besoin, ainsi que d’autres accessoires… J’ai pour habitude de choisir la plus jolie fille d’un village comme assistante…

Perrin ricana, et Mat, qui ricanait déjà, éclata de rire. Rand, lui, sursauta de surprise. Il n’avait même pas esquissé un sourire, et c’était lui qu’Egwene foudroyait du regard.

— Merci, maître trouvère, dit la jeune fille avec un calme forcé, je serais ravie de vous aider.

— Thom Merrilin, déclara soudain l’artiste.

Les jeunes gens se regardèrent, interloqués.

— C’est mon nom, Thom Merrilin, pas « maître trouvère ». (Sa voix sembla de nouveau résonner dans une très grande salle.) Jadis simple barde, je porte désormais le glorieux titre de maître trouvère, mais mon nom reste celui que mes parents m’ont donné à la naissance.