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— Et les villes ? demanda Rand. (Loial lui jeta un regard intrigué.) Oui, les villes construites par les Ogiers. Comme Caemlyn. C’est vous qui l’avez bâtie, non ? En tout cas, c’est ce que disent les légendes.

— Travailler la pierre… (Loial haussa les épaules.) C’est un métier que nous avons appris après la Dislocation du Monde, pendant l’Exil, alors que nous tentions de retrouver les Sanctuaires. C’est une bonne chose, je suppose, mais secondaire… D’après ce que j’ai lu, mes ancêtres n’ont pas ménagé leurs efforts, mais il est resté impossible de rendre la pierre vivante. Quelques-uns d’entre nous sont toujours des bâtisseurs, parce que vous ne cessez d’abîmer les bâtiments avec vos guerres. Quand je suis passé à… Cairhien – oui, c’est bien le nom actuel – quelques Ogiers y étaient. Par bonheur, ils appartenaient à un autre Sanctuaire, ce qui ne les a pas empêchés de s’étonner que je sois à l’Extérieur à mon âge. Pour échapper à leur curiosité, je ne me suis pas attardé auprès de ces maçons… Mais sache une chose, Rand al’Thor : travailler la pierre est un talent qui nous fut imposé par le tissage de la Trame. Les bosquets, en revanche, viennent de notre cœur et de notre âme.

Rand hocha pensivement la tête. La moitié des histoires qui avaient bercé son enfance n’étaient ni plus ni moins que de l’esbroufe.

— Loial, j’ignorais que les Ogiers croyaient à la Trame.

— Bien entendu, que nous y croyons ! La Roue du Temps tisse la Trame des Âges et les vies sont les fils qui la dessinent. Nul ne peut dire de quelle façon sa vie s’intégrera à la Trame, ni comment sera tissé le destin d’un peuple. La Roue nous a donné la Dislocation du Monde, l’Exil, la Pierre et la Longue Errance. Au bout du compte, avant que nous mourions tous, elle nous rendra les Sanctuaires. Parfois, je me dis que les humains sont… comme ils sont parce que leur « fil » est trop court. Du coup, ils doivent s’agiter afin de se faire remarquer dans le tissage. Bon sang ! j’ai encore fait une gaffe ! Les Anciens le disent et le répètent : les humains n’aiment pas qu’on leur rappelle combien leur existence est courte. J’espère ne pas t’avoir blessé…

Rand eut un petit rire et secoua la tête.

— Pas du tout ! J’imagine qu’il doit être agréable de vivre aussi longtemps que vous, mais ce sujet ne m’a jamais empêché de dormir ! Si j’arrive à l’âge de Cenn Buie, je m’estimerai content…

— Il est très vieux ?

Rand hocha simplement la tête. Comment faire comprendre à Loial que le « vieux Cenn Buie » était plus jeune que lui ?

— Eh bien, votre espérance de vie n’est pas extraordinaire, mais vous n’en perdez pas une miette, au moins. Toujours en train de courir et de bondir partout. Et, pour vos cabrioles, vous avez le monde entier. Les Ogiers, eux, sont liés à un Sanctuaire.

— Non, puisque vous êtes à l’Extérieur.

— Provisoirement, Rand… Mais je devrai finir par rentrer… Ce monde vous appartient, alors que les Sanctuaires sont à nous. Dehors, il y a trop d’agitation. Et tout se révèle tellement différent de mes lectures.

— Au fil des ans, les choses changent. Certaines d’entre elles, en tout cas…

— Certaines ? La moitié des cités n’existent plus et la plupart des autres n’ont plus le même nom. Cairhien, par exemple. Son véritable nom est « Al’cair’rahienallen », ce qui veut dire « Colline de l’Aube Dorée ». Ses habitants ne s’en souviennent même plus alors que le soleil continue de projeter sa lumière dorée sur leurs étendards. Et le bosquet, en ce lieu… Personne ne s’en est plus occupé depuis les guerres des Trollocs. Ce n’est plus qu’une forêt où on coupe du bois, désormais… Et ici, Rand ? Caemlyn n’a pas changé de nom, mais on a laissé la cité grandir aux dépens du bosquet. Nous sommes à moins d’un quart de lieue du centre du bosquet – enfin, de ce qui devrait être son centre. Mais il ne reste plus un seul arbre ! J’ai également été à Illian et à Tear. Des noms nouveaux et plus aucun souvenir… À Tear, ce qui était le bosquet sert de pâturage pour les chevaux du palais. À Illian, il est devenu la réserve de chasse du roi, et il faut sa permission pour y entrer. Tout change, Rand, et j’ai bien peur de faire la même constatation partout où j’irai. Tous les bosquets disparus, tous les souvenirs envolés et tous les rêves morts…

— Tu ne peux pas abandonner, Loial ! s’écria Rand, passant d’instinct au tutoiement. Si tu baisses les bras, autant renoncer à vivre !

Rand se radossa à son siège et sentit qu’il s’empourprait. À coup sûr, l’Ogier allait se moquer de son idéalisme…

Mais il n’en fut rien.

— C’est la façon dont ton espèce voit les choses, n’est-ce pas ? (La voix de l’Ogier changea, comme s’il récitait quelque chose.) Jusqu’à ce que l’ombre s’efface, jusqu’à ce que l’eau ne coule plus, souriant dans les Ténèbres, hurlant son défi avec son dernier souffle, et prêt à cracher dans l’œil du Faiseur d’Aveugles le jour du Jugement Dernier…

Loial inclina la tête, comme s’il attendait quelque chose. Mais Rand n’avait pas la première idée de ce qu’il devait dire ou faire.

L’attente s’éternisa, l’Ogier fronçant ses longs sourcils en signe de perplexité. Et, même s’il ne se passait rien, il continua à patienter dans un silence que Rand trouva de plus en plus pesant.

— Les Grands Arbres, dit-il pour chasser son malaise, sont-ils comme Avendesora ?

Loial se leva d’un bond, martyrisant son pauvre sofa, qui en gémit de douleur.

— Tu connais la réponse – toi mieux que personne d’autre !

— Moi ? Et pourquoi donc ?

— Te moques-tu de moi ? Parfois, les Aiels ont un sens de l’humour qui me dépasse.

— Quel Aiel ? Je n’en suis pas un ! Je viens de Deux-Rivières, et je n’ai jamais vu l’ombre d’un Aiel.

Loial secoua la tête, secouant les touffes de poils qui couronnaient ses oreilles.

— Tu vois ? Tout a changé, et la moitié de mes connaissances sont inutiles. Encore une fois, j’espère ne pas t’avoir offensé. Je suis sûr que Deux-Rivières est un endroit charmant, où qu’il puisse être dans le monde…

— Quelqu’un m’a dit que le territoire s’appelait jadis Manetheren. Je n’avais jamais entendu ce nom, mais peut-être que ce n’est pas ton cas.

Les oreilles du géant se redressèrent joyeusement.

— Oui, Manetheren ! (Loial se rembrunit.) Il y avait un très beau bosquet, autrefois… Ton chagrin chante dans mon cœur, Rand. Nous n’avons pas pu arriver à temps…

Loial s’assit et inclina le torse. Rand lui rendit la pareille, certain que l’Ogier serait peiné s’il ne le faisait pas, ou le trouverait au moins très impoli.

Loial pensait-il qu’un humain avait le même genre de souvenirs qu’un Ogier ? Sans doute, puisqu’il baissa la tête, l’air accablé, comme s’il partageait le désespoir de Rand. À croire que la destruction de Manetheren ne remontait pas à deux mille ans. Un très vieil événement que le jeune berger n’aurait même pas connu sans les révélations de Moiraine.

— La Roue tourne, soupira enfin Loial, et nul ne peut dire ce que nous réserve sa rotation. Mais tu es aussi loin de chez toi que moi, mon ami… Une très longue distance, maintenant que les Chemins sont fermés. Avant, c’était différent, bien sûr, mais ce temps est révolu depuis des siècles. Pourquoi ce voyage, Rand ? Afin de voir quelque chose, comme moi ?

Rand faillit répondre : « Oui, le faux Dragon », mais il ne put se résoudre à mentir. Pourquoi ? Eh bien, peut-être parce que Loial, malgré ses quatre-vingt-dix ans, se comportait comme s’il avait le même âge que lui. Pour un Ogier, frôler le siècle d’existence pouvait encore être la prime jeunesse…

Depuis quand Rand ne s’était-il pas confié à quelqu’un ? Les inconnus risquaient d’être des Suppôts des Ténèbres et Mat, fermé sur lui-même et perdu dans ses soupçons, n’était pas en état de dialoguer. À sa grande surprise, le jeune berger se retrouva en train de raconter à Loial les événements de la Nuit de l’Hiver. Pas une version expurgée, mais un compte-rendu précis de l’apparition d’un Blafard sur la route de la Carrière, puis de l’attaque des Trollocs.