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Une partie de lui-même s’indignait qu’il se comporte ainsi. Mais il avait le sentiment d’être double, l’un de ses « moi » tentant de se taire pendant que l’autre se confessait, recouvrant par la même occasion une paix intérieure qu’il croyait à jamais perdue. Très ému, il bégaya beaucoup, dut revenir plusieurs fois en arrière et fit des bonds en avant souvent incompréhensibles.

Shadar Logoth, la séparation brutale d’avec ses amis, l’angoisse d’ignorer s’ils étaient vivants, le Blafard de Pont-Blanc et l’héroïque sacrifice de Thom… Puis Baerlon, un nouveau Blafard, le Suppôt Howal Godot, le jeune empoté qui avait peur de ses proies et la tueuse à la dague. Le Myrddraal, devant L’Oie et la Couronne.

Même s’il en frissonnait de terreur, tous les poils de sa nuque se hérissant, Rand parla de ses rêves. Soudain tétanisé, il se tut, regardant l’Ogier avec l’espoir qu’il pense à de simples cauchemars. Toute cette aventure ressemblait à un mauvais rêve et il y avait largement de quoi empoisonner les nuits de quiconque. Avec un peu de chance, Loial croirait avoir affaire à un fou.

— Ta’veren, souffla l’Ogier.

— Pardon ?

— Ta’veren, répéta Loial en se grattant l’arrière d’une oreille. L’Ancien Haman me reprochait toujours de ne pas écouter, mais il se trompait. Parfois, j’écoutais de toutes mes oreilles… Tu sais comment est tissée la Trame, je suppose ?

— Eh bien, je n’y ai jamais vraiment réfléchi… Elle est tissée, voilà tout.

— Ce n’est pas si simple… La Roue du Temps tisse la Trame des Âges et nos vies sont les fils qu’elle utilise pour cela. La Trame n’est pas toujours prédéterminée, tu le sais sûrement. Si un homme veut altérer la trajectoire de sa vie, et si la Trame lui en laisse la possibilité – en d’autres termes, s’il y a de la place pour ça –, la Roue continue de tisser en intégrant la modification. Les petits changements ne sont jamais un problème, mais il arrive que la Trame refuse un bouleversement majeur, même si on insiste sans relâche. Tu comprends ce que je veux dire ?

Rand acquiesça.

— Je pourrais vivre dans une ferme isolée ou à Champ d’Emond sans que ça révolutionne tout. Mais si je voulais devenir roi…

Le jeune berger sourit et son nouvel ami l’imita, dévoilant des dents blanches larges comme des lames de couteau.

— Voilà, c’est tout à fait ça ! Parfois, c’est le changement qui te choisit, et non l’inverse. Et il arrive aussi que la Roue décide pour toi. En de rares occasions, elle plie le fil qui représente une vie – ou plusieurs fils – d’une telle manière que tous les fils environnants soient obligés de s’infléchir de la même façon. Par contagion, ce mouvement se transmet à ceux qui les entourent, et ainsi de suite. Ce premier infléchissement à l’origine d’un Lacis se nomme ta’veren, et il est impossible de l’altérer, à part si la Trame se modifie aussi. Le Lacis – ta’maral’ailen, dans ma langue – peut englober des semaines ou des années. Il concerne parfois une ville entière, et à d’autres occasions, la Trame dans sa totalité. Artur Aile-de-Faucon était ta’veren et Lews Therin Fléau de sa Lignée également. (Loial ricana.) L’Ancien Haman serait fier de moi. Il radotait et je trouvais les livres sur les voyages bien plus intéressants, mais je l’écoutais quand même de temps en temps…

— C’est passionnant, dit Rand, mais quel rapport avec moi ? Je suis un berger, pas le nouvel Artur Aile-de-Faucon. Idem pour Mat et Perrin. Toute cette histoire est ridicule.

— Je n’ai pas dit que tu étais le nouvel Artur, mais, en t’écoutant, j’ai presque senti la Trame s’infléchir, et je n’ai aucun don pour ça. Tu es ta’veren, c’est évident. Et tes amis aussi, probablement…

L’Ogier se tut, pinçant pensivement l’arête de son nez. Quand il parut avoir pris une décision, il reprit la parole :

— Rand, je voudrais voyager avec toi.

Un moment, le jeune homme crut qu’il avait mal entendu.

— Avec moi ? répéta-t-il quand il fut remis de sa surprise. N’as-tu pas compris ce que je t’ai dit ?

Inquiet, Rand regarda la porte. Elle était bien fermée et semblait assez épaisse pour que nul ne puisse entendre ce qui se disait dans la bibliothèque, même en collant l’oreille contre le bois. Malgré tout, le jeune berger baissa la voix :

— Je t’ai dit qui me poursuivait, non ? Et, de toute façon, tu veux aller voir tes arbres…

— Il y a un très beau bosquet à Tar Valon, et on raconte que les Aes Sedai l’entretiennent très bien. Cela dit, je ne suis pas là exclusivement pour voir les bosquets. Tu n’es peut-être pas un nouvel Artur, mais une partie du monde s’infléchira par rapport à toi – ou s’infléchit déjà, c’est tout à fait possible. Même l’Ancien Haman ne voudrait rater ça pour rien au monde…

Rand hésita. Avoir un compagnon de voyage serait bien agréable. Avec l’évolution de Mat, être avec lui ne valait guère mieux que la solitude. De plus, la présence de l’Ogier était réconfortante. Même s’il restait juvénile pour les siens, il semblait solide comme un roc, à l’instar de Tam. De plus, il avait pas mal bourlingué…

Rand regarda l’Ogier assis en face de lui, son large visage exprimant une infinie patience. Assis, et toujours plus grand que la plupart des hommes…

Comment cacher un fugitif qui fait dans les dix pieds de haut ?

— Ce n’est pas une bonne idée, Loial… Même si Moiraine nous retrouve, nous serons en danger jusqu’à Tar Valon. Et si elle ne nous retrouve pas…

Ça voudra dire qu’elle est morte, et tous les autres aussi. Egwene…

Rand s’ébroua. Egwene allait très bien et les retrouvailles étaient pour bientôt.

— Je suis sûr que tes amis sont indemnes, Rand, dit Loial.

Il tendit le bras et tapota l’épaule du jeune homme.

Trop ému pour répondre, le jeune berger hocha la tête.

— Veux-tu au moins me parler de temps en temps ? Et disputer une partie de jeu des pierres contre moi ? Depuis des jours, je n’ai personne avec qui discuter, à part maître Gill, et il est occupé ailleurs la plupart du temps. La cuisinière ne lui laisse pas une minute de répit. Je me demande si l’auberge n’est pas à elle…

— Je suis d’accord pour parler, et pour jouer…, souffla Rand. (Il s’éclaircit la voix et tenta de sourire.) Si nous nous rencontrons à Tar Valon, tu me montreras le bosquet.

Nos amis vont bien. Lumière, fais qu’il ne leur soit rien arrivé !

37

La longue traque

Tenant les brides des trois chevaux, Nynaeve sonda l’obscurité comme si elle pouvait repérer l’Aes Sedai et le Champion. Les arbres qui entouraient la Sage-Dame, combinés aux ténèbres, faisaient un écran parfait pour dissimuler les activités de Moiraine et de Lan. Ne daignant pas donner d’explications, le Champion s’était contenté de souffler à la Sage-Dame de surveiller les chevaux. Puis il avait emboîté le pas à Moiraine, plantant là Nynaeve comme si elle était un vulgaire palefrenier.

Regardant les chevaux, elle soupira d’agacement.

Mandarb se fondait dans la nuit presque aussi parfaitement que la cape de son maître. Si ce fier destrier s’était laissé approcher par la Sage-Dame, c’était uniquement parce que Lan en personne lui avait confié sa bride. Pour l’heure, l’étalon était calme, mais Nynaeve se souvenait très bien de la façon dont il avait montré les dents, lorsqu’elle avait voulu saisir la bride sans passer par Lan. Exprimée dans un silence total, la menace du cheval avait paru encore plus dangereuse.