— C’est la corde où sont attachés leurs chevaux… Elle est tenue par des piquets plantés à intervalles réguliers. Si on coupe la corde de-ci de-là, les montures partiront dans tous les sens au moment où Moiraine créera une diversion. Occupés à poursuivre leurs propres montures, les Fils de la Lumière ne pourront pas s’intéresser à nous. De ce côté du camp, à l’extérieur par rapport à la corde, il y a deux sentinelles, mais, si tu es aussi douée que je le crois – et même juste la moitié – elles ne te verront pas.
Nynaeve eut quelque peine à déglutir. Traquer des lapins, d’accord, mais défier des gardes armés jusqu’aux dents…
Ainsi, il pense que je suis douée ?
— Je suis prête à prendre le risque, Lan.
Le Champion acquiesça de nouveau, comme s’il n’avait jamais douté de la réponse.
— Autre chose… Il y a des loups dans le coin, ce soir… J’en ai vu deux, ce qui laisse supposer qu’il y en a beaucoup plus que ça.
Lan marqua une pause, comme s’il était intrigué – le genre de réaction qu’on n’attendait pas de lui.
— On aurait dit qu’ils voulaient que je les voie… De toute façon, ils ne t’ennuieront pas. En règle générale, ils se tiennent loin des humains.
— Merci du renseignement… C’est une information précieuse, pour quelqu’un qui a grandi avec des bergers.
Lan eut un grognement – sa façon d’encaisser le coup – et Nynaeve ne put s’empêcher de sourire.
— On passe à l’action, annonça le Champion.
Le sourire de la Sage-Dame se volatilisa tandis qu’elle étudiait le camp. Deux cents guerriers armés de lances et d’épées… Avant de changer d’avis, Nynaeve dégaina son couteau et avança. Mais Moiraine la retint par le bras, sa poigne presque aussi ferme que celle de Lan.
— Sois prudente, souffla l’Aes Sedai, et, lorsque tu auras fini, reviens aussi vite que possible. Tu es également une part de la Trame. Si le destin du monde n’était pas en jeu, je ne risquerais pas davantage ta vie que celle des autres.
Lorsque Moiraine l’eut lâchée, Nynaeve se frotta discrètement le bras. Pas question de montrer qu’elle avait mal ! Mais l’Aes Sedai s’était déjà détournée, sondant de nouveau le camp. Quant au Champion, il s’était volatilisé sans que la Sage-Dame entende un bruit.
Que la Lumière l’aveugle, ce maudit héros !
Remontant sa jupe, Nynaeve l’attacha pour avoir les jambes libres. Puis elle s’enfonça dans la nuit.
Après quelques pas bien trop rapides, les brindilles craquant sous ses chaussures, elle ralentit le rythme, soulagée qu’il n’y ait personne pour la voir s’empourprer. L’idée était de ne pas faire de bruit, et elle n’avait aucune raison de vouloir devancer le Champion. Après tout, ce n’était pas une compétition contre lui.
Sans blague ?
Chassant cette pensée, la Sage-Dame continua sa progression dans la forêt obscure. En soi, ce n’était pas très difficile, car la lumière de la lune suffisait amplement à une personne formée par un génie comme son père. De plus, le sol en pente douce était facile à négocier. Mais les arbres dénudés rappelaient sans cesse à Nynaeve qu’il ne s’agissait plus d’un jeu d’enfant, comme à l’époque de sa jeunesse à Champ d’Emond, dès que le printemps le permettait. Pour ne rien arranger, les gémissements du vent ressemblaient presque à s’y méprendre à la sonnerie des cors trollocs. Et, maintenant qu’elle était seule, il lui revint à l’esprit que les loups de Deux-Rivières – qui fuyaient effectivement les humains – n’avaient pas été fidèles à leurs habitudes durant l’hiver.
Lorsqu’elle sentit une odeur musquée d’équidé, Nynaeve eut un soupir de soulagement. Osant à peine respirer, elle se mit à plat ventre et avança contre le vent, en direction des chevaux.
Elle aperçut les deux sentinelles grâce à leur cape blanche qui ondulait au vent et brillait presque sous les rayons de la lune. Porter des torches n’aurait pas plus trahi les deux types, tant ils étaient visibles.
Nynaeve se plaqua au sol et ne bougea plus. À une dizaine de pas d’elle, les deux hommes venaient de s’arrêter l’un en face de l’autre. Juste derrière eux, on distinguait des silhouettes qui devaient être des chevaux. De plus, l’odeur d’écurie était très forte.
— Tout est tranquille, annonça un des guerriers. La Lumière nous éclaire et nous protège des Ténèbres.
— Tout est tranquille aussi de mon côté, répondit l’autre Cape Blanche. La Lumière nous éclaire et nous protège des Ténèbres.
Sur ces mots, les deux sentinelles reprirent leur ronde.
Nynaeve attendit, comptant les secondes tandis qu’ils parcouraient deux fois leur circuit. À chaque cycle, il leur fallut exactement le même temps et ils répétèrent la même formule rituelle chaque fois qu’ils se croisèrent. Auraient-ils repéré l’intruse si elle avait été debout ? Rien n’était moins sûr, quand on s’acquittait de sa mission si distraitement…
Alors que les Capes Blanches disparaissaient de nouveau dans la nuit, la Sage-Dame se releva à demi et, restant accroupie, courut vers les chevaux. Très vite, elle ralentit le pas pour ne pas affoler les bêtes. Les sentinelles ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez, ça semblait évident, mais, si les chevaux renâclaient, ça attirerait quand même leur attention.
Une fois assez près, Nynaeve vit qu’il y avait en fait plusieurs cordes tenues par des piquets.
Les équidés soufflaient dans leur sommeil, certains frappant une ou deux fois le sol de leurs sabots, sans doute parce qu’ils rêvaient. Juste avant de trébucher dessus, la Sage-Dame s’immobilisa devant le dernier piquet d’une rangée. Tétanisée, elle vit briller les yeux d’un cheval qui venait de lever la tête, sans doute alerté par le bruit. La bride de l’animal formait une boucle assez peu serrée autour de l’épaisse corde qui courait de piquet en piquet.
Un seul hennissement, et je suis fichue !
Sentant son cœur battre la chamade, la Sage-Dame se demanda s’il ne faisait pas assez de boucan pour que les sentinelles l’entendent.
Sans quitter le cheval curieux du regard, elle commença à couper la corde, la touchant parfois du bout des doigts pour savoir où elle en était.
Le cheval releva un peu plus la tête.
Un seul hennissement…
Il ne restait plus que quelques fibres à couper. Très lentement, Nynaeve se dirigea vers la rangée suivante. Tournant la tête, elle constata que le cheval la suivait toujours des yeux. Et il en fut ainsi jusqu’à ce qu’elle soit trop loin pour voir briller dans la nuit les globes oculaires de l’animal. S’ils étaient tous comme lui, elle ne tarderait pas à se faire repérer…
Mais les chevaux suivants dormaient et aucun ne broncha, même quand la Sage-Dame, s’étant entaillé un pouce, ne put étouffer un cri de douleur. Alors qu’elle suçait la coupure, elle regarda derrière elle, mais ne vit rien. Avançant contre le vent, elle ne pouvait plus entendre le dialogue rituel des deux gardes, chaque fois qu’ils se croisaient. En revanche, selon l’endroit où ils étaient, eux pouvaient l’avoir entendue. Et s’ils venaient voir ce qui se passait, elle ne capterait pas un son avant qu’ils lui tombent dessus.
Il est temps de repartir… Avec quatre chevaux sur cinq dans la nature, les Capes Blanches ne poursuivront personne.
Malgré ce raisonnement, Nynaeve resta où elle était. Quand elle lui dirait qu’elle n’était pas allée jusqu’au bout de sa mission, Lan ne l’accuserait pas de désertion. Elle avait raison sur toute la ligne, et il n’aurait pas été juste d’exiger davantage d’elle. Après tout, elle était une Sage-Dame, pas un grand guerrier qui pouvait se rendre invisible !
Non, il n’y aurait pas d’accusation. Simplement de la compassion pour un être inférieur…