Serrant les dents, Nynaeve avança vers la cinquième et dernière rangée de piquets.
Le premier cheval attaché à la corde était… Bela.
Impossible de s’y tromper ! C’était bien la jument à long poil, et la trouver dans ce camp ne pouvait pas être une coïncidence. Une vague de soulagement déferlant en elle, la Sage-Dame sentit qu’elle tremblait comme une feuille. Dans cet état, elle osait à peine s’attaquer au dernier piquet, mais son esprit, en revanche, était clair comme les eaux de la Cascade à Vin. Egwene était prisonnière en compagnie d’un des trois garçons.
S’ils étaient obligés de fuir avec deux cavaliers par cheval, quelques Fils de la Lumière finiraient par les rattraper, et il y aurait inévitablement des pertes parmi les fugitifs. C’était aussi sûr que si la Sage-Dame l’avait entendu dans le vent. Mais comment pouvait-elle avoir une telle prescience des choses ? Ça n’avait rien à voir avec le temps, les récoltes ou les maladies.
Pourquoi Moiraine m’a-t-elle dit que je peux canaliser le Pouvoir ? Elle aurait mieux fait de me ficher la paix !
Bizarrement, l’angoisse liée à ces pensées apaisa les tremblements de Nynaeve. D’une main sûre comme si elle hachait des herbes chez elle, elle entama la corde afin qu’elle se brise à la première traction. Puis elle rengaina son couteau et entreprit de dénouer la bride de Bela. Réveillée en sursaut, la jument secoua la tête, mais quelques caresses sur les naseaux et des mots de réconfort soufflés à l’oreille la calmèrent très vite.
D’autres chevaux de cette rangée, réveillés par le bruit, regardaient l’intruse. Se souvenant des réticences de Mandarb, Nynaeve tendit une main hésitante vers la bride suivante. Mais ce cheval-là ne parut pas effrayé par une main étrangère. Bien au contraire, il semblait vouloir être cajolé comme Bela.
Quand elle eut fini, la Sage-Dame enroula la bride du cheval autour de son poignet et garda celle de Bela dans son poing serré. À trente pas de là, au milieu des tentes, des hommes allaient et venaient. S’ils remarquaient l’agitation des chevaux…
Moiraine ne devait pas attendre son retour ! Quelle que soit la « diversion » prévue, il fallait commencer dès maintenant.
Lumière, fais qu’elle agisse avant qu’il soit trop tard…
Un éclair zébra soudain le ciel, illuminant le camp. Puis le tonnerre assourdit Nynaeve à l’instant où un trident de foudre percuta le sol à quelques pas des chevaux, soulevant un geyser de pierres et de terre. Dans un vacarme de fin du monde, les chevaux ruèrent ou se cabrèrent. Soumises à une traction bien trop forte, les cordes presque coupées cédèrent, libérant les montures. Avant que la lueur du premier se soit dissipée, un deuxième éclair déchira le firmament.
Trop occupée, Nynaeve n’eut pas le temps d’exulter de joie. Bela ayant fait un écart sur un côté tandis que l’autre cheval choisissait la direction opposée, la cavalière eut l’impression qu’on tentait de lui détacher les bras du torse. Une longue minute durant, ses pieds ne touchant plus le sol, elle resta en suspension entre les deux chevaux, ses cris couverts par les roulements de tonnerre. Dans le ciel, les éclairs se déchaînaient, semant la panique dans le camp. Effrayés, les deux chevaux reculèrent en même temps, laissant retomber au sol la Sage-Dame. Alors qu’elle aurait voulu s’agenouiller et masser ses épaules douloureuses, elle dut éviter les sabots qui auraient très bien pu lui fracasser le crâne. Dans la folie ambiante, même la paisible Bela devenait mortellement dangereuse. Par miracle, Nynaeve parvint à se redresser, à lever les bras, à attraper la crinière de la jument et à se hisser sur son dos. L’autre bride enroulée autour de son poignet lui entaillait la chair, mais c’était un bien maigre prix à payer.
Soudain, une longue ombre grise passa à côté de la Sage-Dame en grognant. La créature sembla ignorer l’humaine et ses deux chevaux, mais des mâchoires claquaient tout autour des équidés affolés. Une deuxième ombre grise suivit de très peu la première.
Nynaeve voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge.
Des loups ? Lumière, viens à notre secours ! Moiraine a-t-elle perdu la tête ?
Avant même qu’elle l’ait talonnée, Bela partit au galop et l’autre cheval la suivit sans rechigner. Tant qu’ils pourraient galoper – la destination n’importait pas –, les deux chevaux tenteraient d’échapper au feu céleste qui dévastait impitoyablement la nuit.
38
Sauvetage
Perrin se contorsionna pour changer de position – avec les mains liées dans le dos, ce n’était pas facile –, puis il renonça avec un soupir accablé. Chaque fois qu’il parvenait à ne plus sentir une pierre lui labourer le flanc, deux autres le mettaient à la torture. Par cette nuit très froide, le sol absorbait toute sa chaleur corporelle. Il en était ainsi depuis le début, car les Capes Blanches semblaient penser que les prisonniers, en particulier de dangereux Suppôts des Ténèbres, n’avaient pas besoin de couverture ou d’abri.
Blottie dans le dos de Perrin pour se réchauffer un peu, Egwene dormait, vaincue par l’épuisement. Les mouvements de son compagnon ne réussissaient pas à la déranger, un signe qui ne trompait pas… Alors que la nuit était tombée depuis des heures, Perrin, lui, ne parvenait pas à trouver le repos. Perclus de douleur après une journée passée à marcher derrière un cheval, un licol autour du cou, il n’était plus en mesure de se détendre.
La colonne n’avançait pas très vite. Ayant perdu la plupart de leurs montures de rechange dans le Sanctuaire, les Capes Blanches n’osaient pas pousser leurs chevaux au maximum. Et, bien entendu, ils accusaient les deux jeunes gens de ce retard. Les cavaliers avançant en colonne par deux ne traînaient pas pour autant. Le seigneur capitaine Bornhald tenant à arriver à Caemlyn à temps – pour quelle raison, lui seul le savait –, Perrin redoutait par-dessus tout de tomber. Si ça arrivait, il craignait que l’homme chargé de tenir son licol ne s’arrête pas, même si Bornhald avait ordonné qu’on garde les prisonniers en vie jusqu’à Amador, où il entendait les livrer aux Confesseurs.
S’il chutait, Perrin doutait de s’en sortir vivant. Les mains liées dans le dos, on le libérait seulement à l’heure des repas et pour les visites obligées aux latrines de campagne. Avec le licol, chaque pas devenait difficile et la moindre pierre glissant sous une botte pouvait se révéler fatale. Perrin marchait en sondant nerveusement le sol, tous les muscles tendus à craquer. Chaque fois qu’il regardait Egwene, il constatait qu’elle faisait comme lui. Et, lorsque leurs regards se croisaient, il voyait à quel point elle était terrifiée. Mais ces échanges ne duraient jamais, car aucun des deux n’osait lever la tête trop longtemps.
D’habitude, Perrin s’endormait comme une masse dès que les Capes Blanches le laissaient en paix. Mais son esprit, en cet instant, était en ébullition. L’angoisse devenant insupportable au fil des jours, le jeune homme avait en permanence la chair de poule. Et, dès qu’il fermait les yeux, c’était pour voir défiler devant lui les horreurs que leur promettait Byar, dès qu’ils seraient à Amador.
Il aurait parié qu’Egwene ne croyait pas aux atrocités que le Fils de la Lumière débitait d’un ton neutre. Sinon, elle n’aurait pas pu dormir, quelle que soit sa fatigue. Au début, il avait lui aussi pensé que ce n’était pas vrai. Et il continuait à douter, en un certain sens. Enfin, aucun être humain ne pouvait infliger de telles tortures à ses semblables !
En fait, Byar ne menaçait pas les prisonniers. Comme s’il parlait de la pluie et du beau temps, il évoquait les tenailles, les fers chauffés au rouge, les couteaux qui entaillaient la chair et les aiguilles qui la transperçaient. Bizarrement, il ne semblait pas vouloir effrayer les deux jeunes gens. Dans le même ordre d’idées, le sort qui les attendait ne le faisait pas jubiler. Qu’ils soient vivants ou morts, torturés ou non, tout cela le laissait de marbre. Et c’était cette indifférence, plus que tout le reste, qui avait balayé l’incrédulité de Perrin. Byar disait la vérité, tout simplement, et il y avait de quoi hurler de terreur…