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— Ce n’est pas exact, en effet… Certains croient qu’il en est ainsi, mais c’est faux. Ce don appartenait à l’histoire longtemps avant qu’on découvre le Ténébreux. Mais songe aux probabilités, dans ton cas, forgeron. La Trame est parfois aléatoire, c’est vrai – du moins à nos yeux –, mais quelles étaient les chances que tu rencontres un guide potentiel et que tu sois en mesure de suivre son enseignement ? La Trame compose une grande Toile qu’on appelle aussi le Lacis des Âges, et tes amis et toi êtes au centre de ce tissage. Je crois qu’il n’y a plus de place pour le hasard dans vos vies. Vous avez été choisis, c’est presque sûr. Mais par qui ? La Lumière ou les Ténèbres ?

— Le Ténébreux ne peut rien contre nous, sauf si nous prononçons son nom.

Perrin pensa aux rêves qui n’en étaient pas, ceux où figurait Ba’alzamon.

— Il ne peut rien, répéta-t-il en essuyant la sueur qui faisait briller son front.

— La tête dure comme de la roche, décidément… Peut-être que ça te sauvera, au bout du compte… N’oublie pas dans quels temps nous vivons, forgeron. Souviens-toi de ce que t’a dit Moiraine Sedai. De nos jours, beaucoup de choses disparaissent ou se brisent. Les vieilles barrières s’écroulent et les antiques murs s’émiettent… Je parle des obstacles qui séparent ce qui est de ce qui était, et ce qui est de ce qui sera. (Lan prit un ton sinistre.) Je parle des murs de la prison où croupit le Ténébreux ! Nous assistons peut-être à la fin d’un Âge. Et avant de mourir, avec un peu de chance, nous verrons la naissance d’un nouveau. Ou en sommes-nous à l’heure de la fin des Âges ? La mort du temps et la disparition du monde ?

Le Champion sourit, mais c’était le sourire d’un condamné à mort au pied des marches menant à la potence. Le défi d’un homme qui n’était déjà plus tout à fait de ce monde.

— Mais nous n’allons pas nous laisser abattre, pas vrai, forgeron ? Jusqu’à notre dernier souffle, nous combattrons les Ténèbres, et si nous perdons, il faudra subir l’outrage de leurs crocs et de leurs griffes. Les gens de Deux-Rivières sont bien trop têtus pour se rendre. Ne t’inquiète pas de l’irruption du Ténébreux dans ta vie. Tu es avec des amis, désormais. Et n’oublie pas : la Roue tisse comme elle l’entend, et le Ténébreux lui-même ne peut rien y changer, surtout si Moiraine veille sur toi. En revanche, j’espère que nous trouverons bientôt tes amis…

— Que voulez-vous dire ?

— Ils n’ont pas d’Aes Sedai pour les défendre. Personne capable de puiser dans la Source Authentique… Si les murs de sa prison sont en très mauvais état, le Ténébreux est peut-être déjà en mesure d’influencer les événements. Pas comme s’il avait les mains libres, sinon, c’en serait déjà fini de nous, mais en infléchissant très légèrement les fils. La chance tournant d’un côté et non d’un autre, une rencontre de hasard, un mot dit par inadvertance, et tes amis risquent de s’enfoncer dans les Ténèbres au point que même Moiraine ne puisse plus les en ramener.

— Il faut les trouver ! s’exclama Perrin.

— N’est-ce pas ce que je viens de dire ? Dors un peu, forgeron… (Lan se redressa, sa cape l’enveloppant de nouveau, comme s’il ne faisait qu’un avec la nuit.) Les quelques jours de voyage qui restent seront éprouvants. Prie pour que nous trouvions tes amis à Caemlyn.

— Mais Moiraine… eh bien, elle peut les localiser n’importe où, c’est ce qu’elle a dit !

— Oui, mais pourra-t-elle le faire à temps ? Si le Ténébreux est assez fort pour se mêler au jeu, l’horloge tourne contre nous. Prie pour qu’on les retrouve à Caemlyn, forgeron. Sinon, nous sommes peut-être tous perdus…

39

Tisser la Toile

Par la lucarne de sa chambre, à La Bénédiction de la Reine, Rand regardait la foule courir dans la rue en agitant l’étendard au lion rampant sur champ rouge du royaume d’Andor. Les citadins et les étrangers avançaient ensemble et, pour une fois, personne ne semblait vouloir fracasser la tête de son voisin. Aujourd’hui, exceptionnellement, tout le monde était uni.

Rand se détourna de la lucarne, un sourire sur les lèvres. À part celui où Egwene et Perrin arriveraient, riant aux éclats de leurs aventures passées, c’était le jour que le jeune berger attendait avec le plus d’impatience.

— Alors, tu viens ? demanda-t-il une nouvelle fois.

De son lit, où il était roulé en boule, Mat foudroya son ami du regard.

— Vas-y avec ton Trolloc adoré !

— Par le sang et les cendres ! Mat, ce n’est pas un Trolloc ! Toi, en revanche, tu es un sacré crétin ! Combien de fois faudra-t-il nous disputer à ce sujet ? Par la Lumière ! tu sais quand même ce que sont les Ogiers !

— Oui, et je n’ai jamais entendu dire qu’ils ressemblaient aux Trollocs.

Mat enfouit la tête dans son oreiller et se recroquevilla en position fœtale.

— Tête de pioche ! s’écria Rand. Combien de temps vas-tu te cacher dans cette chambre ? J’en ai assez de te monter à manger, et un bain ne te ferait pas de mal !

Mat gigota comme s’il tentait de s’enfoncer dans le lit tel un ver de terre. Gagnant la porte, Rand exhala un soupir :

— C’est ta dernière chance… J’y vais !

Il ferma très doucement le battant, avec l’espoir que son ami changerait d’idée, mais rien ne se passa.

Quand la porte fut fermée, Rand s’appuya contre et tenta de réfléchir. À deux rues de là, une information de maître Gill, la Mère Grubb vendait des herbes et des cataplasmes. Accoucheuse à ses heures, elle jouait volontiers les guérisseuses et ne répugnait pas à dire la bonne aventure. Une sorte de Sage-Dame citadine, en somme… Mat aurait eu besoin des soins de Nynaeve, voire de ceux de Moiraine, mais s’il fallait faire avec Mère Grubb… eh bien, il ferait avec. Cela dit, la consulter à l’auberge, si elle acceptait de venir, risquait d’attirer sur elle et sur ses clients l’attention de gens peu amicaux.

Les herboristes et les phytothérapeutes n’avaient pas vraiment la cote à Caemlyn, ces derniers temps. De méchantes rumeurs couraient sur tous les guérisseurs et sur les voyants. Chaque nuit, un Croc du Dragon apparaissait sur plusieurs portes, et ça arrivait même en plein jour. Dès que retentissait l’accusation ultime de « Suppôt des Ténèbres », les gens oubliaient les braves praticiens qui avaient fait baisser leur fièvre ou appliqué un cataplasme bienfaisant sur un abcès dentaire. Tel était l’état d’esprit en ville, et ça ne paraissait pas près de changer.

De plus, Mat n’était pas vraiment malade, au sens propre du terme. Il dévorait tout ce que Rand lui apportait – mais n’acceptait rien de quiconque d’autre – et ne se plaignait ni de fièvre ni de douleurs. Simplement, il refusait de sortir. Mais Rand avait parié que ça changerait en ce jour, et il s’était trompé.

Ajustant sa cape sur ses épaules, il fit légèrement tourner son ceinturon d’armes autour de sa taille afin que son épée enveloppée de tissu rouge ne soit pas du tout visible.

Au pied de l’escalier, il rencontra maître Gill.

— Quelqu’un demande après toi en ville, annonça l’aubergiste. Je venais te prévenir, justement… Ce type te cherche, et il mentionne aussi le nom de tes amis. Tes deux camarades, en tout cas… Vous semblez l’intéresser énormément.

— Qui est-ce ? demanda Rand.

Encore des angoisses en perspective… Comme toujours, Rand ne put s’empêcher de regarder à droite et à gauche, mais le couloir qui menait à la salle commune était désert.

— Je n’ai pas son nom, mais j’ai entendu parler de lui… Ici, tout finit par arriver à mes oreilles… C’est un mendiant – à demi fou, d’après ce qu’on dit. Malgré son état, il pourrait obtenir la Prime de la Reine, au palais, même en ces temps très difficiles. Les Grands Jours, la reine remet la Prime en personne, et on ne repousse jamais les demandeurs. À Caemlyn, personne n’a besoin de mendier. Même un criminel visé par un mandat d’arrêt ne risque rien pendant qu’il reçoit la Prime de la Reine.