Merrilin fit une révérence si gracieuse, avec de si belles ondulations de sa cape, que Mat applaudit pendant qu’Egwene s’extasiait en silence.
— Maître Merrilin, dit Mat, peu sûr que ce soit la bonne façon de s’adresser au trouvère, mais désorienté par son étrange discours, que se passe-t-il au Ghealdan ? Que savez-vous au sujet de l’imposteur et des Aes Sedai ?
— Ai-je l’air d’un colporteur, mon garçon ?
Le trouvère se tapota la paume avec le tuyau de sa pipe. Puis il la fit prestement disparaître, trop vite pour qu’on voie si c’était dans sa cape ou dans sa veste.
— Je suis un trouvère, pas un héraut public. De plus, je prends garde à ne jamais rien savoir au sujet des Aes Sedai. C’est plus sûr pour ma santé.
— Mais la guerre…, commença Mat.
Thom Merrilin ne le laissa pas continuer.
— À la guerre, mon garçon, des crétins tuent d’autres crétins pour défendre des causes imbéciles. C’est tout ce qu’il convient de savoir. Moi, je suis ici pour l’art. (Sans crier gare, le trouvère braqua un index sur Rand.) Tu es sacrément grand, mon gars ! Pas encore adulte, mais je doute qu’il y ait sur ce territoire un homme qui te dépasse. Et tes yeux sont une rareté dans le coin, je parie. Les épaules larges comme le manche d’une hache de bûcheron, tu es aussi grand qu’un Aiel. Comment t’appelles-tu ?
Rand hésita, se demandant si le trouvère se moquait de lui.
Mais l’artiste était déjà passé à Perrin.
— Et toi, tu as presque la taille d’un Ogier… Quel est ton nom ?
— Pour avoir la taille que vous dites, il faudrait que je monte sur mes propres épaules ! plaisanta l’apprenti forgeron. Maître Merrilin, Rand et moi sommes des garçons ordinaires, pas des créatures étranges sorties de vos légendes. Perrin Aybara pour vous servir !
Thom Merrilin entreprit de se lisser la moustache.
— Des créatures sorties de mes légendes ? C’est ce que vous croyez ? Eh bien, les garçons, on voit que vous avez beaucoup voyagé !
Rand ne dit rien, certain que le trouvère se moquait d’eux. Mais une fois lancé, Perrin devenait intarissable :
— Tous les trois, nous sommes allés jusqu’à Colline de la Garde et Promenade de Deven. Peu de gens d’ici peuvent se targuer de la même chose.
Ce n’était pas de la vantardise, parce que Perrin n’aimait pas ça. Il disait simplement la vérité.
— Nous avons également vu la Tourbe, ajouta Mat. (Lui, en revanche, il donnait l’impression de faire la roue.) C’est un marécage, tout au fond du bois de l’Eau. Personne ne s’y aventure à cause des sables mouvants et des autres dangers. À part nous ! C’est pareil pour les montagnes de la Brume. Un jour, nous avons exploré leurs contreforts.
— Si loin que ça ? fit mine de s’étonner le trouvère en se lissant toujours la moustache.
Rand comprit que c’était pour dissimuler un sourire. Du coin de l’œil, il vit que Perrin faisait une moue désabusée.
— S’enfoncer dans les montagnes porte malheur, dit Mat, comme pour s’excuser de ne pas être allé plus loin. Tout le monde le sait…
— Ce sont des superstitions ridicules, Matrim Cauthon ! s’écria Egwene, furieuse. Nynaeve dit que…
Elle s’interrompit, s’empourpra puis regarda Thom Merrilin d’un air beaucoup moins amical que précédemment.
— Maître trouvère, reprit-elle, il n’est pas correct de… Eh bien, de…
Le teint rouge vif, Egwene préféra se taire. Comme s’il venait de comprendre ce qui se passait, Mat cligna plusieurs fois des yeux.
— Tu as raison, mon enfant, reconnut l’artiste. Acceptez mes humbles excuses. Je suis là pour vous divertir, exclusivement… Ma langue trop acérée m’attire sans cesse des ennuis.
— Nous n’avons sûrement pas voyagé aussi loin que vous, dit Perrin, mais que vient faire la taille de Rand là-dedans ?
— C’est simple, mon garçon… Tout à l’heure, je vous laisserai essayer de me soulever du sol. Et aucun de vous n’y arrivera. Pas toi, le costaud, ni ta grande perche d’ami, ni aucun autre homme de ce trou perdu. Que dis-tu de ça ?
Perrin ne parut pas impressionné.
— Que je vais tenter ma chance sur-le-champ !
Il avança, mais le trouvère tendit un bras pour le repousser.
— Plus tard, mon garçon, plus tard… Quand il y aura des gens autour de nous. Un artiste a besoin de son public.
Une petite foule s’était déjà massée sur la place Verte depuis l’apparition du trouvère. Derrière les adultes, des jeunes gens des deux sexes et des enfants écarquillaient les yeux pour observer le fabuleux visiteur. On eût dit qu’ils s’attendaient à le voir faire un miracle.
Thom Merrilin regarda les curieux – en fait, il les compta – puis secoua la tête et soupira.
— Je devrais vous donner un aperçu de mes talents… Comme ça, vous en parlerez aux autres péquenots… Un avant-goût de ce que vous verrez demain, à l’occasion de votre fête…
Il recula, bondit soudain dans les airs, se retourna en plein vol et atterrit souplement sur les antiques fondations. En même temps, trois balles – une rouge, une blanche et une noire – commencèrent à tourner entre ses mains.
Les spectateurs soupirèrent de surprise et d’admiration. Rand lui-même en oublia son agacement. Il échangea avec Egwene un sourire satisfait, puis les deux jeunes gens se concentrèrent sur la prestation du trouvère.
— Vous voulez entendre des histoires ? lança Thom Merrilin. Eh bien, j’en connais, et je vous les offrirai de bon cœur. Mes récits prendront vie devant vos yeux, faites-moi confiance !
Une balle bleue vint s’ajouter à la farandole. Puis une verte et enfin une jaune.
— Pour les hommes et les jeunes garçons, j’évoquerai de grandes guerres et de formidables héros. Pour les femmes et les filles, ce sera le Cycle d’Aptarigine en entier !
» Et la vie d’Artur Paendrag Tanreall, Artur Aile-de-Faucon, Artur le grand roi qui régnait jadis du désert des Aiels jusqu’à l’océan d’Aryth – et même au-delà ! Des récits fabuleux sur des peuples exotiques et d’étranges royaumes. L’Homme Vert, les Champions, les Trollocs, les Ogiers et les Aiels. Les Mille et Une Histoires d’Anla, le conseiller philosophe ! Les exploits de Jaem le tueur de géants. Comment Susa soumit à sa volonté Jain l’Explorateur ! Le conte de Mara et des trois rois stupides !
— Parlez-nous de Lenn, demanda Egwene. Racontez-nous comment il est allé sur la lune dans le ventre d’un aigle de feu. Décrivez-nous comment sa fille Salya marche au milieu des étoiles.
Du coin de l’œil, Rand regarda la jeune fille, mais elle semblait ne plus voir que le trouvère. Egwene n’avait jamais aimé les histoires d’aventures et de voyages au long cours. Ses préférences allaient aux anecdotes amusantes ou aux contes sur des femmes rusées qui roulaient dans la farine des gens censés être plus futés que n’importe qui d’autre. En conséquence, demander au trouvère d’évoquer Lenn et Salya était une façon de jeter une pierre dans le jardin de Rand. À coup sûr, elle devait savoir que le monde extérieur ne convenait pas aux gens de Deux-Rivières. Écouter des histoires épiques, voire rêver d’aventures, était une chose. Les vivre pour de bon en était une autre…
— De vieilles lunes, ces histoires, lâcha Thom Merrilin. (Changeant d’exercice, il entreprit de jongler avec trois balles dans chaque main.) Des récits venus de l’Âge antérieur à celui des Légendes, selon certains érudits. Et peut-être même encore plus anciens. Moi, j’en connais sur tous les Âges qui furent et sur tous ceux qui seront un jour ! Des Âges où l’humanité régnait sur le ciel et les étoiles. Et d’autres, où les hommes n’étaient que des animaux parmi les animaux. Des Âges peuplés de merveilles, et d’autres où abondaient les horreurs. Des Âges achevés par un orage de flammes déversées par les cieux, et d’autres où la glace et la neige finirent par recouvrir les terres et les mers. Je connais toutes les histoires, et je les raconterai toutes !