— Encore un Suppôt des Ténèbres…, soupira Rand.
Et s’ils savent nos noms, maintenant…
— Tu ne penses qu’aux Suppôts, mon garçon ! Il y en a, c’est certain, et les Capes Blanches en font toute une affaire, mais ne va quand même pas croire que la ville en soit pleine. Tu veux savoir quelle est la dernière crétinerie à la mode ? Des « silhouettes étranges » ! Tu en crois tes oreilles ? Des silhouettes étranges qui rôderaient autour de la cité pendant la nuit…
Rand n’eut aucunement envie de rire. Maître Kinch avait parlé d’un phénomène de ce type, et les Blafards n’y étaient sûrement pas étrangers.
— Quel genre de silhouettes ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Des silhouettes de Trollocs, probablement. Ou le Ténébreux en personne. Ou encore Lews Therin Fléau de sa Lignée, mais haut de cinquante pieds… Maintenant qu’ils ont cette idée en tête, les gens vont pouvoir laisser libre cours à leur imagination. C’est leur problème, pas le nôtre ! (Maître Gill dévisagea un moment son jeune interlocuteur.) Tu vas sortir, dirait-on ? Tout le monde est dehors et l’auberge est pratiquement déserte. Rester seul ne me dérange pas, surtout aujourd’hui, mais bon… Ton ami ne t’accompagne pas ?
— Il ne se sent pas très bien. Peut-être plus tard…
— Eh bien, qu’il en soit ainsi, alors ! Mais prends garde à toi. Même aujourd’hui, les bons sujets de la reine seront en infériorité numérique dans les rues. La Lumière brûle l’instant maudit où j’ai seulement envisagé de voir ça un jour. À ta place, je sortirais par-derrière. Deux de ces fichus traîtres sont assis de l’autre côté de la rue pour surveiller la porte d’entrée. La Lumière m’en soit témoin : s’ils veulent me chercher des noises, ils savent où me trouver !
Rand gagna la porte de derrière, passa la tête dehors, sonda l’allée étroite et sortit. Au bout de l’allée, un colosse engagé par maître Gill – et armé d’une lance – regardait d’un œil morne les gens qui défilaient devant lui. Le manque d’intérêt du cerbère était trompeur. En réalité, Lamgwin avait un œil d’aigle et aucun détail ne lui échappait. Malgré sa carrure, il pouvait se déplacer avec l’agilité d’un chat. Accessoirement, il tenait la reine Morgase pour l’incarnation de la Lumière, ou quelque chose d’approchant. Une dizaine de loyaux sujets aussi musclés que lui montaient la garde autour de l’auberge.
Les oreilles de Lamgwin frémirent quand il entendit des bruits de pas dans son dos, mais il ne détourna pas son regard faussement morne de la rue. Comme Rand le prévoyait, il l’avait repéré, mais, après tout, le danger n’était pas censé venir de là…
— Surveille tes arrières, aujourd’hui, mon gars…, dit Lamgwin d’une voix bizarrement rauque. Quand ça explosera, je préférerais que tu sois ici, pas étendu dans une impasse avec un couteau entre les omoplates.
Rand ne trahit pas son étonnement. Même s’il s’efforçait de cacher l’épée, ce n’était pas la première fois qu’un homme de maître Gill supposait qu’il serait d’une aide précieuse en cas de bagarre.
Son travail étant de défendre l’auberge, Lamgwin ne se retourna pas. Poussant davantage sous sa cape le fourreau de son arme, Rand dépassa le colosse et se joignit à la déferlante d’hommes et de femmes. Après avoir fait le tour de l’établissement, il vit les deux types assis sur des tonneaux retournés. Ne faisant pas mystère de leurs opinions, ils portaient une épée enveloppée de tissu blanc (noué avec du ruban rouge), arboraient un brassard blanc et cachaient leurs cheveux sous un chapeau orné d’une cocarde blanche.
À Caemlyn, il fallait savoir décoder les couleurs. Envelopper son épée de rouge (avec du ruban blanc) et opter pour un brassard et une cocarde écarlates était une manière très directe de manifester son soutien à la reine. En revanche, les accessoires blancs indiquaient qu’on tenait l’association de Morgase avec les Aes Sedai – et donc, Tar Valon – pour la cause principale de tout ce qui allait de travers. Comme le mauvais temps, les exécrables récoltes… ou même l’avènement du faux Dragon.
Rand ne voulait surtout pas s’impliquer dans les querelles politiques locales. Hélas, c’était trop tard, puisqu’il avait déjà choisi son camp – par hasard, mais ça ne changeait rien. De toute façon, avec la façon dont évoluaient les choses, rester neutre ne serait bientôt plus possible. Les étrangers eux-mêmes arboraient un brassard et une cocarde et sacrifiaient à la mode d’emballer leur épée. Parmi eux, il y avait beaucoup plus d’adeptes du blanc que du rouge. Certains agissaient peut-être contre ce qu’ils pensaient vraiment, mais quand on était loin de chez soi, mieux valait ne pas se faire remarquer. Devenus minoritaires, les « hommes de la Reine » ne sortaient plus qu’en groupe, quand ils s’aventuraient encore à mettre le nez dehors.
Aujourd’hui, cependant, les choses étaient différentes. En surface, au minimum… Caemlyn fêtait la récente victoire de la Lumière sur les Ténèbres. Clou de l’événement, le faux Dragon serait conduit devant Morgase avant d’être emmené sous bonne escorte à Tar Valon.
Personne n’évoquait cette partie de l’affaire. Seules les Aes Sedai pouvaient s’occuper d’un homme capable de canaliser le Pouvoir de l’Unique, nul n’en disconvenait, mais ce n’était sûrement pas un sujet de conversation. La Lumière avait vaincu les Ténèbres, des soldats d’Andor combattant en première ligne lors de ce conflit. Pour aujourd’hui, cela seul comptait.
Et, jusqu’au lendemain, tout le reste pouvait passer au second plan.
En théorie, du moins… En pratique, Rand doutait que ce soit le cas. La foule courait, chantait et brandissait l’étendard au lion blanc, mais les hommes porteurs d’accessoires rouges se déplaçaient par groupes serrés de dix ou vingt, et il n’y avait jamais de femmes ou d’enfants avec eux. À première vue, le rapport entre les opposants de la reine et ses fidèles était au bas mot de dix contre un.
Une nouvelle fois, Rand regretta que le tissu rouge ait été le moins cher.
Mais si tu avais choisi le blanc, maître Gill ne vous aurait sûrement pas aidés…
La foule était trop dense pour qu’on puisse éviter les bousculades. Pour une fois, même les Capes Blanches ne disposaient pas de leur « espace privé ». Alors qu’il laissait la foule l’emporter vers la Cité Intérieure, le jeune berger constata que la liesse nationale n’apaisait pas les querelles antérieures. Un Fils de la Lumière qui marchait avec deux de ses collègues se fit bousculer si violemment qu’il faillit tomber. Évitant la chute par miracle, il lança un juron bien senti à l’homme qui lui était rentré dedans. Mais un autre citadin lui flanqua délibérément un coup d’épaule. Histoire d’éviter une bataille rangée, les deux autres Capes Blanches tirèrent leur compagnon sous un porche. Indignés, les trois hommes semblaient en même temps ne pas en croire leurs yeux. Comment pouvait-on les traiter ainsi ?
La foule continua à défiler devant eux, faisant mine de ne pas s’apercevoir de leur présence. Ou ne s’en apercevant peut-être pas pour de bon…
Deux jours plus tôt, personne n’aurait osé se comporter ainsi. De plus, s’avisa Rand, les deux hommes coupables de la bousculade avaient une cocarde blanche sur leur chapeau. Selon toute logique, et personne ne l’ignorait, les Capes Blanches étaient plutôt du côté des opposants à Morgase – et surtout à sa conseillère venue de Tar Valon.