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La logique n’avait plus d’importance. L’heure était à oser ce qu’on n’aurait jamais fait en temps normal. Bousculer un Fils de la Lumière, pourquoi pas ? Et, ensuite, renverser une reine ne serait pas mal non plus, pas vrai ?

Rand regretta soudain qu’il n’y ait pas plus de porteurs de rouge à ses côtés. Les partisans du blanc commençant à le chahuter aussi, il se sentait très seul…

S’avisant qu’il les regardait, les trois Capes Blanches le défièrent du regard. Prudent, Rand se laissa entraîner par une bande de joyeux citadins et alla jusqu’à reprendre la chanson qu’ils beuglaient avec enthousiasme :

En avant le lion, en avant En avant le lion, en avant Ô lion blanc lance la charge Rugis ton défi aux Ténèbres En avant le lion, en avant Pour la grande gloire d’Andor !

L’itinéraire qu’emprunterait le faux Dragon pour entrer à Caemlyn n’était plus un secret pour personne. Ces diverses rues étaient bloquées par des haies de Gardes et des soldats en uniforme rouge, mais des multitudes de gens se massaient derrière ces troupes tandis que les fenêtres et même les toits étaient pris d’assaut par des curieux.

Rand s’enfonça dans la Cité Intérieure, tentant d’approcher du palais royal. Malgré ce qu’il prétendait, il espérait bien être témoin de la brève rencontre entre Morgase et Logain. Voir le même jour une reine et un faux Dragon, voilà bien une aventure dont il n’aurait jamais osé rêver à Deux-Rivières…

La Cité Intérieure était bâtie sur une série de collines et presque tous les anciens bâtiments construits par les Ogiers demeuraient intacts. Dans la partie plus récente de la ville, les rues partaient dans tous les sens. Ici, elles suivaient le périmètre des collines, comme si elles entendaient faire partie intégrante de la nature. Du coup, à chaque tournant, les montées et les descentes soudaines offraient une vue inédite de la cité. Observés sous des angles différents – y compris comme si on les admirait d’en haut –, les parcs presque dénués d’étendues vertes composaient un spectacle à la fois étonnant et très agréable à l’œil. Et que dire des tours magnifiques dont les toits en brique brûlaient de mille feux sous les assauts du soleil ? On eût dit un kaléidoscope géant au sein duquel toutes les couleurs se montraient les unes après les autres.

Parfois, sur une de ces corniches, le voyageur déboulait soudain devant un spectacle magnifique qui lui coupait le souffle. Dans des circonstances normales, sans la pression constante des gens, Rand se serait arrêté pour savourer la beauté de ces panoramas où l’œil pouvait porter beaucoup plus loin que sur la seule cité. Mais la foule l’entraînait inexorablement, l’empêchant de profiter vraiment de la splendeur du paysage.

Au sortir d’un tournant, le jeune homme vit enfin pour la première fois le palais de Morgase. Même si elles ne violaient en rien la nature, les rues étaient conçues pour tourner autour de l’incroyable bâtiment. Comme dans les récits, les flèches blanches et les dômes dorés brillaient au soleil, et la bannière au lion blanc rampant claquait au vent au sommet de tout ce qui était assez haut pour la mettre en valeur. Centre du pouvoir séculaire, ce palais était aussi et surtout le cœur battant de Caemlyn – le bijou dont l’entière Cité Intérieure pouvait se rengorger d’être l’écrin. Semblant davantage sculpté par un artiste de génie que construit avec du sang et de la sueur, le bâtiment confinait au sublime.

Rand s’aperçut soudain qu’il était presque au terme de sa promenade. À Caemlyn, personne n’avait le droit d’approcher du palais et plusieurs rangées de Gardes formaient devant le portail une haie défensive impénétrable. En haut des magnifiques murs blancs, sur les créneaux, d’autres défenseurs attendaient, un arc ostensiblement porté en bandoulière. Ces hommes aussi semblaient tout droit sortis des récits d’un trouvère. On aurait pu penser à une garde d’honneur, mais Rand n’était pas dupe.

La foule qui avait envahi les rues était majoritairement composée d’hommes armés d’une épée enveloppée de blanc. Dans une marée de cocardes et de brassards de la même couleur, les porteurs de rouge n’étaient pas légion, c’était le moins qu’on pouvait dire. Contre cette marée blanche, la haie de défenseurs vêtus de rouge ne risquait pas de faire une digue bien solide.

Abandonnant l’idée d’approcher du palais, Rand chercha un point d’observation où il pourrait tirer avantage de sa taille. Pour tout voir, il n’avait pas besoin d’être au premier rang. Dans la foule, les gens changeaient sans cesse de position, se poussant pour accéder aux meilleures places. Dans cette bousculade, Rand arriva un peu par hasard à trois rangs seulement d’une avenue barrée, et tous ceux qui se trouvaient devant lui, y compris les défenseurs, faisaient une bonne tête de moins que lui. De tous les côtés, une masse de curieux se refermait sur lui et la chaleur devenait insupportable malgré une température de base plutôt fraîche. Les malchanceux placés derrière Rand se plaignaient de ne rien voir et tentaient de lui passer devant. Il tint bon, formant avec ses compagnons de droite et de gauche une muraille infranchissable.

Mission accomplie ! Quand le faux Dragon remonterait l’avenue, Rand serait assez près pour voir son visage.

Dans les rues de la Nouvelle Cité, jusqu’aux portes de la ville, une onde se propagea à travers la foule compacte de curieux. Tout au long du chemin menant à l’avenue, une fraction de la multitude recula pour laisser passer quelque chose. Ce n’était pas comme le vide qui se faisait dans le sillage des Capes Blanches les jours normaux. Là, les gens se jetaient en arrière avec une grimace de dégoût. S’écartant vivement, ils détournaient la tête de l’objet de ce dégoût, mais continuaient à le lorgner du coin de l’œil, comme des voyeurs fascinés par un spectacle interdit.

Rand ne fut pas le seul à remarquer le phénomène. Avertie que quelqu’un arrivait, mais avec une longue attente devant elle, la foule passa le temps en commentaires aussi divers que variés. Certains avancèrent qu’une Aes Sedai devait forcer les gens honnêtes à reculer ainsi, d’autres affirmèrent qu’il devait s’agir de Logain lui-même et d’autres enfin firent assaut de suggestions douteuses qui firent éclater les hommes de rire tandis que leurs compagnes soupiraient de dédain.

Le mouvement continua à diviser la foule, approchant inexorablement de l’entrée de l’avenue. Même au prix d’un excellent poste d’observation, personne n’hésita un instant à dégager la voie en fonction de l’itinéraire emprunté par la mystérieuse procession.

Pour finir, la foule fut poussée dans l’avenue par l’étrange mouvement. Alors que les soldats en uniforme tentaient de la repousser, elle fit exploser leur formation, comme c’était facile à prévoir.

La silhouette voûtée responsable du phénomène apparut au milieu de la marée humaine divisée en deux. À première vue, on aurait juré voir un épouvantail vêtu de ses haillons traditionnels. Il s’agissait pourtant bien d’un homme, même s’il n’éveillait plus chez ses semblables qu’une irrépressible répulsion.

Le déchet d’humanité s’arrêta avant de s’engager dans l’avenue. Sa capuche déchirée et raide de crasse oscilla de droite à gauche comme s’il cherchait quelque chose – ou comme s’il tendait l’oreille. Poussant soudain un cri muet, il pointa une main crasseuse – presque une serre, tant elle était ratatinée – en direction de Rand. Puis il se mit à avancer dans la rue, grouillant comme un cafard.

Le mendiant dont m’a parlé maître Gill !

Quelle mauvaise fortune avait aidé le misérable à retrouver le garçon de Champ d’Emond ? Rand n’aurait su le dire, mais une certitude s’imposa à lui : qu’il s’agisse ou non d’un Suppôt des Ténèbres, il n’avait aucune envie de se retrouver face à face avec cette abomination. Il sentait sur sa peau le regard de l’ignoble mendiant, et on eût dit le contact d’une boue gluante et malodorante. Il ne fallait surtout pas que cet homme, s’il méritait encore ce nom, s’approche de lui alors qu’il se trouvait au milieu d’une foule qu’un rien pouvait suffire à faire basculer dans la violence. Les hommes qui plaisantaient grassement, un peu plus tôt, marmonnaient à présent des insultes adressées à la cible du déchet d’humanité.