Un grand chariot découvert tiré par seize chevaux – quatre rangs de quatre – fermait la marche. Entourée par huit femmes qui ne la quittaient pas du regard – des binômes assis aux quatre coins –, une grande cage de fer se dressait au milieu du grand plateau du véhicule.
Rand comprit immédiatement que les femmes étaient des Aes Sedai. Autour du chariot, derrière et devant, une dizaine de Champions chevauchaient, les fluctuations de couleur de leurs capes attirant irrésistiblement l’œil. Comme s’ils étaient les seuls protecteurs de la colonne, les guerriers scrutaient sans cesse la foule – alors que les Aes Sedai ne daignaient même pas lui accorder un regard.
Malgré tout, l’attention de Rand se riva sur le prisonnier debout dans la cage. Contrairement à ce qu’il espérait, il n’était pas assez près pour voir les traits de Logain – mais, tout compte fait, c’était bien mieux comme ça. Très grand, le faux Dragon arborait une crinière sombre qui cascadait sur ses larges épaules. Pour résister aux cahots du chariot, il serrait d’une main un barreau, très légèrement au-dessus de sa tête. Quant à sa tenue – un pantalon, une veste et une cape –, elle n’aurait pas déparé sur le dos d’un vulgaire fermier. Mais la façon dont il la portait… Et son allure, même dans une si piteuse situation. Un roi, un véritable roi ! Si imposant, en vérité, qu’on ne voyait même plus la cage, comme si cet homme, loin d’être un prisonnier, faisait l’honneur d’une visite à la foule qui se pressait sur son passage.
Partout où se posait son regard, les gens se taisaient, tétanisés et émerveillés. Ensuite, ils criaient de plus belle des injures, comme pour se faire pardonner leur coupable faiblesse. Insensible aux invectives, Logain tournait la tête pour embrasser du regard la multitude venue assister à son humiliation. Des vagues de haine et de peur déferlaient sur lui, mais il s’en moquait, indifférent à tout comme un grand chêne que nulle tempête ne saurait déraciner.
À l’instant où le chariot franchissait le portail, il inclina la tête en arrière et éclata de rire.
À courte distance, d’autres escadrons suivaient le chariot – les représentants de tous les pays qui s’étaient unis pour terrasser le faux Dragon. Au passage, Rand reconnut sur les étendards les abeilles jaunes d’Illian, les trois croissants blancs de Tear et le soleil levant de Cairhien.
Il vit passer beaucoup d’autres bannières représentant des nations, des cités ou de grands hommes qui avaient enrôlé leurs propres trompettes et tambours afin que nul n’ignore leur splendeur et leur gloire.
Après Logain, toute cette ostentation faisait long feu.
Rand se pencha un peu plus pour tenter d’apercevoir le prisonnier.
C’est bien lui le vaincu, n’est-ce pas ? Au nom de la Lumière ! sinon, il ne serait pas dans cette maudite cage !
Perdant l’équilibre, le jeune homme glissa et se rattrapa d’extrême justesse. Avec la disparition de Logain, ses paumes et ses doigts écorchés se rappelèrent à son bon souvenir. Malgré la douleur, il ne put chasser les images gravées dans son esprit. La cage, les Aes Sedai, l’indomptable Logain. Prisonnier ou non, ce n’était pas un vaincu, la chose tombait sous le sens.
— Pourquoi les Aes Sedai le surveillaient-elles ? se demanda Rand à voix haute en frottant sur ses cuisses ses mains meurtries.
— Pour l’empêcher de puiser dans la Source Authentique, espèce d’idiot ! lança une voix féminine.
Rand se retourna trop vite pour sa position précaire et bascula en arrière. Cette fois il ne parvint pas à se rattraper. Quand sa tête percuta quelque chose, il sombra dans les Ténèbres, un Logain hilare lancé à ses trousses.
40
La Toile se resserre
Rand aurait juré qu’il était attablé avec Moiraine et Logain. L’Aes Sedai et le faux Dragon le regardaient, chacun faisant comme s’il ignorait la présence de l’autre. Soudain, le jeune homme s’avisa que les murs de la pièce perdaient de la substance, virant au gris pâle. Il fallait qu’il réagisse, parce que tout se désintégrait autour de lui ! Lorsqu’il voulut les voir de nouveau, il s’aperçut que Moiraine et Logain s’étaient aussi volatilisés, cédant la place à Ba’alzamon.
Rand entendit un étrange signal d’alarme faire vibrer tout son corps puis retentir dans sa tête, devenant vite assourdissant. C’était le bourdonnement du sang à ses oreilles, comprit-il après un moment.
Il se leva d’un bond, gémit aussitôt, tituba et se prit la tête à deux mains. Son crâne lui faisait un mal de chien, et il sentait un liquide visqueux sous les doigts de sa main gauche. À présent, il était assis sur le sol, au milieu d’un carré d’herbe verte. Cela lui parut étrange, mais il avait des vertiges, et tout ce qui l’entourait tournait à une vitesse folle autour de lui. S’il s’allongeait, cela cesserait-il ?
Le mur… La voix féminine…
Posant une main bien à plat sur l’herbe, Rand tourna très prudemment la tête. S’il procédait assez lentement, le monde consentait à ne plus tourner comme un manège, et c’était plutôt agréable.
Rand se trouvait dans un jardin ou un parc. À six pas de lui, un chemin de pierre serpentait entre des buissons, passant devant un banc de marbre blanc ombragé par les branches d’un grand arbre. À l’évidence, il était tombé du mauvais côté du mur.
Et la fille ?
Il la repéra très vite, occupée à descendre de l’arbre où elle s’était perchée – très probablement celui dont une des branches l’avait assommé. Dès qu’elle eut atteint le sol, l’inconnue se tourna pour regarder Rand, qui battit des paupières et gémit. Vêtue d’une cape de velours bleu ourlée de fourrure claire, la fille avait rabattu dans son dos le large capuchon orné d’une série de clochettes d’argent qui tintinnabulaient à chacun de ses mouvements. Un diadème d’argent retenait sa longue chevelure d’un blond tirant sur le roux, des boucles du même métal précieux pendaient à ses oreilles et un collier également en argent, un maillon sur deux étant remplacé par une émeraude, brillait sur sa gorge délicate. Même si elle était souillée de sève sa robe bleue restait en pure soie, et les broderies en fil d’or censées la rehausser – d’énigmatiques motifs géométriques – ne firent rien pour arranger la migraine de Rand. Grandiose jusqu’aux ultimes détails, la tenue « explosive » était complétée par une large ceinture de soie et une paire d’escarpins revêtus de velours dont la pointe dépassait fièrement de l’ourlet lui aussi brodé de la robe.
De sa vie, Rand n’avait vu que deux femmes si somptueusement parées. Moiraine et la tueuse à la dague qui avait bien failli avoir sa peau et celle de Mat. Qui pouvait décider de grimper à un arbre dans des vêtements pareils ? S’il n’avait aucune idée de la réponse, Rand aurait cependant parié qu’il avait affaire à une personne importante. La façon dont l’inconnue le regardait militait dans le même sens. Très calme, elle ne semblait pas étonnée qu’un intrus soit tombé dans son jardin comme un fruit trop mûr. Une telle équanimité faisait irrésistiblement penser à Moiraine ou à Nynaeve.
Rand venait-il de se fourrer dans les ennuis ? Même si elle grimpait aux arbres, la jeune femme allait-elle appeler les Gardes de la Reine – avec toutes les chances de les faire venir, même s’ils avaient aujourd’hui d’autres chats à fouetter ?
Trop occupé à s’inquiéter, le jeune berger mit un moment à oublier les vêtements sophistiqués et l’attitude assurée pour s’intéresser à la jeune femme elle-même. Une jeune fille, plutôt, car elle devait avoir deux ou trois ans de moins que lui. Très grande, pour une fille, elle était aussi remarquablement jolie avec son visage encadré d’une toison de boucles blondes tirant sur le roux, ses lèvres pleines d’un rouge étincelant et ses yeux d’un bleu presque trop pur pour être réel. En d’autres termes, l’exact contraire d’Egwene, mais son égale en matière de beauté. Un peu coupable de penser une chose pareille en ce moment, Rand se ressaisit très vite. Nier l’évidence, de toute façon, n’aiderait en rien Egwene à arriver plus vite à Caemlyn – et ça ne la protégerait pas davantage des dangers du voyage.