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— Et ça te surprend ? riposta Gawyn. Toi-même, tu n’as jamais essayé de lui dire ce qu’il devait faire. Il a servi trois reines. Avec pour deux d’entre elles les titres de général de la Garde et de Premier Prince Régent. Aux yeux de certains, il incarne le trône d’Andor davantage que la reine en personne.

— Mère devrait franchir le pas et l’épouser…, dit Elayne, toujours concentrée sur les mains de Rand. Elle en a envie, on ne peut pas cacher ça à sa fille. Et ça résoudrait tant de problèmes…

— Pour ça, il faudrait qu’un des deux consente à faire montre de souplesse. Mère ne peut pas et Gareth refusera.

— Si elle le lui ordonne…

— Il obéira, tu as raison. Mais elle ne le fera pas, tu le sais très bien.

Soudain, comme s’ils avaient jusque-là oublié sa présence, les deux jeunes gens se tournèrent vers Rand.

— Qui… Qui est votre mère ? croassa-t-il.

Elayne en écarquilla les yeux de surprise, mais Gawyn répondit sur le ton de la conversation :

— Morgase, par la Grâce de la Lumière reine d’Andor, Protectrice du royaume et du peuple et Grande Chaire de la maison Trakand.

— La reine…, bredouilla Rand, avec le sentiment qu’un palais entier venait de lui tomber sur la tête.

Pour ne pas attirer l’attention, je suis le meilleur ! Bon sang ! tomber dans le jardin de Morgase et laisser la Fille-Héritière jouer les guérisseuses sur mon crâne !

Rand inspira à fond, se leva d’un bond et mobilisa toute sa volonté pour ne pas s’enfuir à toutes jambes. Mais il devait filer avant que quiconque découvre sa présence ici.

Très calmes, presque nonchalants, Elayne et Gawyn se relevèrent aussi. Voyant que son patient voulait retirer le foulard, la Fille-Héritière lui saisit le poignet au vol.

— Pas question, tu recommencerais à saigner !

Là encore, elle ne doutait pas d’être obéie.

— Il faut que j’y aille, souffla Rand. Je vais escalader le mur et…

— Tu ne savais pas ? demanda Elayne, sincèrement surprise. Tu es monté sur ce mur pour voir Logain, mais en ignorant où tu étais ? Dans les rues, tu aurais vu le faux Dragon de plus près.

— Je… Je n’aime pas la foule… (Rand s’inclina devant les enfants royaux.) Si vous voulez bien m’excuser, ma… euh… ma dame.

Dans les récits, les cours étaient pleines de gens qu’on appelait « dame », « seigneur », « Votre Majesté » ou « Votre Grâce ». Mais comment s’adressait-on à la Fille-Héritière ? S’il l’avait su, ça lui était sorti de l’esprit. Et il n’était pas en état de s’en souvenir, parce qu’une seule pensée emplissait son cerveau : ficher le camp de là !

— Eh bien, je vais partir, maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Et merci pour le foulard. Merci pour tout, d’ailleurs…

— Tu files sans nous dire ton nom ? lança Gawyn. Quel manque de reconnaissance, après tout le mal que s’est donné ma sœur. Je suis un peu déçu, je dois l’avouer… Tu as tout d’un Andorien, y compris l’accent, mais tu ne dois sûrement pas vivre ici… Mon ami, tu connais nos noms et la plus élémentaire courtoisie exigerait que tu nous donnes le tien.

Lorgnant le mur comme s’il était une bouée de sauvetage, Rand répondit sans vraiment réfléchir :

— Je m’appelle Rand al’Thor…

Une bourde en entraînant une autre, il ajouta :

— Originaire de Champ d’Emond, territoire de Deux-Rivières.

— Tu viens de l’ouest…, murmura Gawyn. Et de très loin…

Rand regarda le jeune homme, alarmé par son ton à la fois surpris et perplexe. Un instant, il vit les mêmes sentiments s’afficher sur le visage du prince. Mais ce fut trop bref, et trop vite remplacé par un sourire pour qu’il ne se demande pas s’il avait eu la berlue.

— Le tabac et la laine…, dit Gawyn. Je dois connaître les principales spécialités de chaque région du royaume. Et des autres pays, d’ailleurs… C’est la base de mon éducation : les spécialités, l’artisanat et la physionomie des populations. Plus leurs coutumes, leurs forces et leurs faiblesses… Les gens de Deux-Rivières sont têtus, d’après ce qu’on dit. S’ils admirent un chef, ils peuvent lui obéir, mais tenter de leur imposer sa volonté est une démarche vouée à l’échec. Elayne devrait aller y choisir son futur mari ! Pour ne pas se laisser tyranniser par elle, il faudrait que le gaillard soit une authentique tête de pioche.

Rand regardait Gawyn, et sa sœur le dévisageait aussi. Aussi nonchalant et aussi imperturbable qu’à l’accoutumée, le jeune prince bavardait. Pour quelle raison ?

— Que se passe-t-il ?

Sursautant avec un bel ensemble, Gawyn, Elayne et Rand se retournèrent pour voir qui venait de parler.

Le jeune homme était sans conteste le plus beau garçon que Rand eût jamais vu – presque trop beau pour un homme, pour tout dire… Grand et mince, il affichait l’assurance de quelqu’un qui se sait fort sous son apparence gracile. Les cheveux et les yeux sombres, il portait sa tenue de gala rouge et noir comme s’il s’agissait de banales frusques. La main reposant sur le pommeau de son épée, il étudiait sereinement Rand.

— Écarte-toi de lui, Elayne, dit-il, et toi aussi, Gawyn.

Fidèle à sa réputation d’indépendance, Elayne vint se camper entre Rand et le nouveau venu.

— C’est un loyal sujet de notre mère, Galad. Un homme de la reine, comme on dit. De plus, il est sous ma protection.

Rand tenta de se rappeler ce que lui avaient raconté maître Kinch puis le patron de La Bénédiction de la Reine. Galadedrid Damodred était le demi-frère d’Elayne et Gawyn. Tous trois étaient nés du même père, s’il se souvenait bien. Même si maître Kinch n’avait pas dit grand bien de Taringail Damodred – en Andor, personne n’en disait, semblait-il –, son premier fils était apprécié par les cocardes blanches comme par les épées rouges. Du moins si on en croyait les rumeurs qui circulaient en ville.

— Je sais bien que tu aimes les vagabonds, Elayne, dit Galad, mais ce type est armé et il ne semble pas des plus recommandables. De nos jours, on n’est jamais trop prudent. Si c’est un sujet loyal de la reine, que fait-il ici, en votre compagnie ? Envelopper de rouge son épée ne prouve rien, ma sœur…

— C’est mon invité, et je me porte garante pour lui. As-tu l’ambition de devenir ma nounou et de surveiller mes fréquentations ?

L’ironie mordante de sa sœur n’ébranla pas Galad.

— Je ne prétends pas régenter ta vie, Elayne, mais ton… invité… n’est pas convenable, et tu le sais aussi bien que moi. Gawyn, aide-moi à convaincre cette tête de mule ! La reine…

— Ça suffit ! cria Elayne. Tu n’as aucun pouvoir sur moi ni sur mes actes. Je t’autorise à te retirer – sur-le-champ, je te prie !

Galad regarda tristement Gawyn. Pour lui demander de l’aide, de manière secondaire, mais essentiellement pour signifier qu’il capitulait devant tant d’entêtement.

De plus en plus maussade, Elayne se préparait à repasser à l’assaut. La devançant, Galad fit une révérence exagérée, puis il se détourna, s’éloigna à grandes enjambées et fut très vite hors de vue des trois jeunes gens.

— Je le déteste, dit Elayne. Il est rongé par la jalousie et la méchanceté.

— Tu vas trop loin, ma sœur, intervint Gawyn. Il ignore jusqu’au sens du mot « jalousie ». Par deux fois, il m’a sauvé la vie alors qu’il n’y aurait eu personne pour voir qu’il m’abandonnait à mon destin. S’il avait détourné le regard, faisant semblant de rien, ce serait lui ton Premier Prince de l’Épée à l’heure où nous parlons.

— Pas question ! N’importe qui plutôt que lui, voilà ce que j’aurais dit. Le dernier garçon d’écurie aurait été préférable. (Elayne eut un sourire moqueur.) J’aime donner des ordres, prétends-tu ? Eh bien, je t’ordonne de rester en bonne santé ! Le jour où je monterai sur le trône – fasse la Lumière que ce ne soit pas pour demain ! – je veux t’avoir à mes côtés, dirigeant l’armée d’Andor avec une vaillance et un sens de l’honneur dont Galad ne peut même pas rêver.