Désireux de tout voir, Rand ne put pourtant pas s’empêcher de revenir sans cesse à la femme assise sur le trône, la Couronne de Roses d’Andor sur la tête.
Une très longue étole ornée du lion rampant d’Andor reposait sur sa robe de soie plissée rouge et vert. Lorsqu’elle tapota le bras du général de la main gauche, la bague représentant le Grand Serpent – un reptile qui se mordait la queue – brilla comme un soleil miniature.
Les vêtements, les parures, la couronne, tout était extraordinaire. Pourtant, ce n’était pas ça qui attirait comme un aimant les yeux de Rand, mais la femme qui les portait.
Aussi belle que sa fille, Morgase avait en plus la profondeur que confère la maturité. Son visage, sa silhouette et sa présence emplissaient la salle, occultant les deux personnes qui se tenaient à côté d’elle. À Champ d’Emond, cette jeune veuve aurait dû repousser les assauts de dizaines de prétendants, même si elle avait eu la réputation méritée d’être la pire cuisinière et la plus mauvaise maîtresse de maison de Deux-Rivières. Voyant qu’elle le regardait, la tête légèrement inclinée, Rand eut soudain peur qu’elle soit capable de lire ses pensées.
Juste au moment où je la compare à une villageoise ! Quel crétin je fais !
— Relevez-vous, dit Morgase, sa voix riche et chaude exprimant la même autorité sereine que celle d’Elayne – mais multipliée par cent, au bas mot.
Rand imita ses compagnons et se redressa.
— Mère…, commença Elayne.
Mais la reine lui coupa la parole :
— On dirait que tu as grimpé à un arbre, ma fille…
Elayne retira un morceau d’écorce plaqué à sa robe. Ne sachant où le poser, elle le tint délicatement au creux de sa main.
— En réalité, il semble que tu te sois livrée à des acrobaties pour parvenir à voir Logain – en dépit de mes ordres, faut-il ajouter. Gawyn, tu me déçois… Tu dois apprendre à obéir à ta sœur, c’est vrai, mais aussi à t’opposer à elle afin d’éviter certains désastres.
Morgase jeta un bref coup d’œil à Bryne, qui ne broncha pas, comme s’il ne s’en était pas aperçu. Mais ces yeux-là, se dit Rand, ne devaient rien laisser échapper…
— Ce que je viens de dire, Gawyn, définit très bien la mission du Premier Prince en tant que chef de l’armée andorienne. Si ta formation devient plus prenante, tu auras moins de temps pour laisser ta sœur t’entraîner à faire des bêtises. En conséquence, je demanderai au général de trouver de quoi t’occuper pendant le prochain voyage vers le nord.
Gawyn sautilla d’un pied sur l’autre comme s’il avait du mal à ne pas protester, mais il finit par incliner la tête.
— Mère, dit Elayne, comment m’épargnera-t-il des désastres, s’il n’est plus à mes côtés ? S’il est sorti dans le jardin avec moi, c’était pour me protéger. Mais en quoi jeter un coup d’œil sur Logain était-il un « désastre » ? Presque tous les habitants de Caemlyn l’ont vu de bien plus près que nous.
— La Fille-Héritière n’est pas une citadine comme les autres, sais-tu ? J’ai également vu cet homme de près, et il est très dangereux. Même en cage, et surveillé par des Aes Sedai, il demeure aussi redoutable qu’un loup. J’aurais préféré qu’il reste très loin de notre capitale.
— À Tar Valon, on s’occupera de lui…, dit la tricoteuse sans lever les yeux de son ouvrage. L’essentiel, c’est que la victoire de la Lumière sur les Ténèbres soit connue de tous en Andor. Et que nul n’ignore, Morgase, que le mérite t’en revient en grande partie.
— Peut-être, mais j’aurais mieux aimé qu’il n’approche pas de Caemlyn… Elayne, j’ai bien compris ton petit jeu !
— Mère, je m’efforce à tout moment de t’obéir.
— Vraiment ? Permets-moi de sourire… C’est vrai, tu essaies d’être une fille loyale et dévouée à son devoir. Mais tu passes ton temps à voir jusqu’où tu peux aller. Tu défies en permanence mon autorité, comme je l’ai fait avec ma mère. Une fois sur le trône, cet état d’esprit sera un avantage, mais tu ne m’as pas encore remplacée, mon enfant. Passant outre mes ordres, tu as vu Logain. Réjouis-toi si ça te chante, mais sache que pendant le voyage, ton frère et toi n’aurez pas la permission de l’approcher à moins de cent pas. Si je ne savais pas à quel point tu en baveras à Tar Valon, j’enverrais Lini afin qu’elle te force à obéir. Voilà au moins quelqu’un qui arrive à te faire marcher droit.
Elayne inclina la tête, mais le cœur n’y était visiblement pas.
La tricoteuse assise derrière le trône semblait exclusivement concentrée sur le compte de ses mailles. Pourtant, elle intervint dans le dialogue :
— Au bout d’une semaine, tu désireras rentrer chez ta mère, dit-elle. Et, au bout d’un mois, tu rêveras de t’enfuir avec les Gens de la Route. Heureusement, mes sœurs te tiendront loin des incroyants. Ces choses-là ne sont pas pour toi – pas encore, du moins.
La tricoteuse leva la tête et riva ses yeux sur la Fille-Héritière. Désormais, sa placidité n’était plus qu’un très lointain souvenir.
— Tu as tout ce qu’il faut pour devenir la plus grande reine qu’Andor ait connue. Et peut-être même que tous les royaumes du monde ont connue depuis un millénaire. Nous te formerons pour ça, si tu as le courage requis.
Rand n’eut plus aucun doute : la tricoteuse était bel et bien Elaida, l’Aes Sedai de la reine. Soudain, il se réjouit de ne pas être venu lui demander de l’aide – et qu’importait à quel Ajah elle appartenait ! Pour lui, Moiraine était une main d’acier dans un gant de velours. Cent fois plus dure que sa collègue, Elaida avait dû perdre le gant depuis très longtemps…
— Cela suffit, Elaida, dit Morgase, troublée. Tu lui répètes ce sermon presque tous les jours, mais la Roue tisse comme elle l’entend ! (Elle se tut un moment, dévisageant sa fille.) Passons maintenant à ce jeune homme… (Elle désigna Rand sans daigner le regarder.) Comment est-il entré, pour quoi faire, et pourquoi as-tu raconté à Galad qu’il était ton invité ?
— Puis-je parler librement, mère ? demanda Elayne.
Morgase acquiesçant, la Fille-Héritière raconta tout ce qui s’était passé depuis qu’elle avait vu Rand gravir péniblement la pente. Logiquement, elle aurait dû conclure par un envoi sur la touchante innocence du jeune berger, mais elle opta pour une autre stratégie :
— Mère, tu me répètes sans cesse que je dois connaître mon peuple, du plus puissant au plus humble de ses membres. Mais, chaque fois que je rencontre un de mes sujets, je suis assistée par une dizaine de personnes. Comment me faire une idée par moi-même, dans ces conditions ? En parlant avec ce jeune homme, j’en ai appris très long sur les gens de Deux-Rivières. Ces choses-là ne se trouvent pas dans les livres ! De plus, alors qu’il vient de si loin, il a choisi le rouge alors que presque tous les visiteurs, terrorisés, optent pour le blanc. Mère, je t’implore de ne pas traiter injustement un de tes loyaux sujets – et un garçon qui a éclairé ma lanterne sur une fraction de ton peuple.
— Un loyal sujet venu de Deux-Rivières…, soupira Morgase. Ma fille, tu devrais lire les livres, avant de parler de ce qu’on y trouve ou non… Le territoire de Deux-Rivières n’a plus vu l’ombre d’un collecteur d’impôts depuis six générations. Et en voilà sept, au moins, qu’aucun Garde de la Reine ne s’y est aventuré. Ces braves gens ne doivent même plus savoir qu’ils font partie d’un royaume.