Выбрать главу

Rand ne put s’empêcher de tressaillir. De fait, il avait été très surpris d’apprendre que son territoire natal appartenait au royaume d’Andor.

Posant son tricot, Elaida se leva, descendit les quelques marches de l’estrade et approcha du jeune berger.

— Tu viendrais de Deux-Rivières ? lança-t-elle. (Elle tendit la main vers la tête de Rand, qui recula vivement.) Avec ces reflets roux dans tes cheveux et des yeux gris ? (Elle laissa retomber sa main.) Les natifs du territoire ont les yeux et les cheveux noirs, et ils sont très rarement de cette taille.

Elle tendit de nouveau la main, assez vivement cette fois pour relever la manche de veste du jeune homme, révélant sa peau pâle, là où elle n’était presque jamais exposée au soleil.

— Et ils ont la peau mate !

Rand dut faire un effort pour ne pas serrer les poings de rage.

— Je suis né à Champ d’Emond, d’une mère venue d’ailleurs, ce qui explique mes yeux gris. Mon père se nomme Tam al’Thor et, comme lui, je suis un berger et un fermier.

Elaida hocha la tête sans cesser de sonder le regard de Rand. Avec une assurance très bien feinte, celui-ci parvint à ne pas baisser les yeux. Il vit que l’Aes Sedai en était surprise, mais elle ne le montra pas plus que ça, tendant de nouveau la main vers lui.

Cette fois, il ne recula pas.

Les doigts de l’Aes Sedai se refermèrent sur le pommeau de son épée. Se raidissant, elle écarquilla les yeux de surprise.

— Un berger de Deux-Rivières avec une épée au héron ? murmura-t-elle.

Curieusement, toute la salle entendit ce soupir qui n’en était pas vraiment un.

Les soldats présents réagirent comme si on venait de leur annoncer l’arrivée imminente du Ténébreux. Dans le dos de Rand, des grincements de cuir et de métal retentirent en même temps que le crissement caractéristique de semelles en cuir sur du marbre.

Du coin de l’œil, Rand vit Tallanvor et un de ses hommes reculer afin d’avoir assez de champ pour dégainer leur épée. À voir leur visage, on devinait qu’ils étaient prêts à mourir les armes à la main. En un éclair, Gareth Bryne vint se placer devant la reine, juste au cas où… Une main sur sa dague, Gawyn aussi se positionna de façon à protéger sa sœur de son corps.

Elayne regarda Rand comme si elle le voyait pour la première fois. Impassible, Morgase serrait cependant plus fort les accoudoirs plaqués d’or de son trône.

Elaida fut la seule à ne pas broncher du tout, comme si elle n’avait rien vu qui sorte de l’ordinaire. Elle retira sa main de l’épée, augmentant encore la tension des soldats.

— À son âge, dit Morgase, il n’a sûrement pas pu mériter une épée au héron. Car, enfin, il n’est pas plus vieux que Gawyn !

— L’arme est bien à lui, dit Gareth Bryne.

La reine se tourna vers lui, très surprise.

— Comment est-ce possible ?

— Je n’en sais rien, Morgase… Il est trop jeune, tu as raison, mais l’épée lui appartient – et il appartient à l’épée. Sonde son regard, vois à quel point il ne fait qu’un avec son arme. Trop jeune ou non, il l’a méritée.

Dès que le général se fut tu, Morgase se tourna vers Rand.

— Comment as-tu eu cette épée, Rand al’Thor du territoire de Deux-Rivières ?

À l’entendre, la reine doutait à la fois du nom et des origines du jeune homme.

— Mon père me l’a donnée, répondit Rand. Elle était à lui, mais il a pensé que j’en aurais besoin dans le grand monde.

— Ce qui nous fait un deuxième berger de Deux-Rivières propriétaire d’une épée au héron, dit Elaida avec un sourire qui fit frissonner Rand. Quand es-tu arrivé à Caemlyn, mon garçon ?

Soudain, Rand en eut assez de raconter la vérité à cette femme qui l’effrayait davantage que tous les Suppôts des Ténèbres qu’il avait croisés. L’heure avait sonné de ne plus jouer cartes sur table.

— Aujourd’hui, dit-il. Ce matin…

— Juste à temps…, souffla l’Aes Sedai. Où es-tu descendu ? N’essaie pas de prétendre que tu n’as pas trouvé de chambre. Tu n’es pas bien fringant, mais on voit que tu as pu te rafraîchir.

— La Couronne et le Lion, voilà où je suis descendu… (En cherchant La Bénédiction de la Reine, Mat et lui étaient passés devant cette auberge, située de l’autre côté de la Nouvelle Cité par rapport au fief de maître Gill.) J’ai un lit au grenier…

Rand aurait juré que l’Aes Sedai n’était pas dupe. Pourtant, elle se contenta d’acquiescer.

— Juste à temps, vraiment ! Aujourd’hui, le mécréant est arrivé à Caemlyn. Dans deux jours, il partira pour le Nord, direction Tar Valon, et la Fille-Héritière voyagera dans la même caravane, puisqu’elle doit aller suivre sa formation. Et, comme par hasard, un jeune homme apparaît dans les jardins du palais – un loyal sujet venu de Deux-Rivières, si on l’en croit…

— Je viens de Deux-Rivières ! s’exclama Rand.

Tous les gens importants le regardaient, mais leurs yeux le traversaient comme s’il n’était pas là. En revanche, Tallanvor et ses hommes ne rataient pas un seul froncement de sourcil du prisonnier.

— Ce jeune homme, continua Elaida, raconte une histoire conçue pour éveiller la curiosité d’Elayne et il porte une épée au héron. Pour indiquer son allégeance, il n’arbore pas un brassard ou une cocarde, mais il a emballé son arme dans du tissu rouge qui dissimule le héron. Morgase, que dis-tu de toutes ces coïncidences ?

La reine fit signe au général de s’écarter. Quand ce fut fait, elle dévisagea Rand, l’air troublée. Puis elle parla à Elaida :

— Ton avis ? C’est un Suppôt des Ténèbres ou un partisan de Logain ?

— Le Ténébreux est de plus en plus actif au cœur du mont Shayol Ghul, répondit l’Aes Sedai. Les Ténèbres s’étendent sur la Trame et l’avenir du monde ne tient plus qu’à un fil. Ce garçon est dangereux.

Elayne avança et se jeta à genoux au pied de l’estrade.

— Mère, je t’implore de ne pas lui faire du mal. Si je ne l’en avais pas empêché, il serait reparti sur-le-champ. J’ai insisté pour le soigner. Ce n’est pas un Suppôt des Ténèbres, j’en suis sûre.

Morgase eut un geste apaisant à l’intention de sa fille, mais elle ne quitta pas Rand du regard.

— Est-ce une prédiction, Elaida ? As-tu une vision de la Trame ? Selon ce que tu dis, cela t’arrive aux moments les plus inattendus, et ça disparaît tout aussi brusquement. S’il s’agit d’une prédiction, je te demande de parler clairement. Pour une fois, épargne-nous tes déclarations alambiquées, qu’on sache si tu as dit « oui » ou « non ». Alors, qu’as-tu vu ?

— Voici ce que je prédis, en jurant par la Lumière que je ne peux pas m’exprimer plus clairement. À partir de ce jour, Andor avance sur un chemin où règnent la douleur et la dissension. Les Ténèbres deviendront encore plus épaisses, et j’ignore si la Lumière réapparaîtra un jour. Là où le monde a naguère versé une larme, il en versera désormais mille. Voilà ce que je prédis.

Un long silence ponctua cette déclaration, seulement brisé par le soupir qu’exhala Morgase – un peu comme si c’était le dernier.

Les yeux toujours rivés dans ceux de Rand, Elaida reprit la parole, si bas qu’il put à peine entendre ce qu’elle disait alors que moins d’un pas les séparait.

— Voici ce que je prédis aussi : la douleur et la dissension s’abattront sur le monde entier, et cet homme sera au cœur de tout. Obéissant à la reine, j’ai dit les choses clairement.

Rand eut l’impression que ses pieds avaient pris racine dans le marbre, la raideur et la froideur de la pierre remontant peu à peu le long de son échine. Personne d’autre ne pouvait avoir entendu. Mais l’Aes Sedai le dévisageait toujours, et il avait très bien compris ses propos.