» La légende de Mosk le Géant, avec sa Lance de Feu qui pouvait atteindre l’autre face du monde. Et le récit de sa guerre contre Elsbet, la Reine de Tout !
» L’histoire de Materese la Guérisseuse, Mère des Fantastiques Inds…
Les six balles passaient maintenant d’une main à l’autre de l’artiste, traçant dans l’air deux cercles imbriqués. Fredonnant plus qu’il parlait – une forme d’incantation –, il pivotait sans cesse sur lui-même, comme s’il entendait surveiller les réactions de son public.
— Je vous parlerai de la fin de l’Âge des Légendes, du Dragon et de sa tentative de libérer le Ténébreux pour le lâcher sur le monde des vivants. Vous saurez tout sur l’Ère de la Folie, où les Aes Sedai disloquèrent le monde. Et les guerres des Trollocs, durant lesquelles les hommes affrontèrent des monstres avec pour enjeu la domination de tout l’univers connu !
» Et la guerre des Cent Années, quand les hommes s’entre-tuèrent, fondant les nations que nous connaissons aujourd’hui. Oui, je vous raconterai la vie d’hommes et de femmes – les riches et les pauvres, les héros et les humbles, les orgueilleux et les timides. Le Siège des Piliers du Ciel ! Comment maîtresse Karil finit par guérir son mari ronfleur. Le Roi Darith et la Chute de la Maison…
Soudain, la farandole des balles et la logorrhée de l’artiste cessèrent en même temps. Comment ? Eh bien, parce que Thom Merrilin avait rattrapé toutes ses balles et arrêté de parler. À l’insu de Rand, Moiraine était venue se joindre à l’auditoire du trouvère. Et même s’il fallait y regarder à deux fois pour le voir, Lan était avec elle. Un court moment, Thom étudia la noble dame du coin de l’œil. Bien qu’il fût immobile comme une statue, il parvint à faire disparaître les balles dans les poches de sa veste. Puis il écarta les pans de sa cape et s’inclina gracieusement.
— Veuillez m’excuser, mais vous ne vivez sûrement pas sur ce territoire ?
— C’est dame Moiraine ! cria Ewin. Il faut l’appeler « dame » !
Thom tressaillit, puis se plia un peu plus en deux.
— Mille pardons, dans ce cas, ma dame… Je n’avais pas l’intention de vous manquer de respect.
Moiraine eut un petit geste insouciant.
— Je ne me suis pas sentie insultée, maître barde. Et il faut m’appeler Moiraine, tout simplement. De fait, je ne suis pas d’ici, et, comme vous, je me trouve très loin de chez moi et isolée. Pour un étranger, le monde peut être un endroit dangereux…
— Dame Moiraine s’intéresse aux histoires, expliqua Ewin. En particulier à celles qui ont Deux-Rivières pour cadre. Même s’il est difficile de trouver quoi que ce soit d’intéressant dans nos petites affaires…
— Eh bien, Moiraine, je crois que vous trouverez mes histoires fascinantes.
À l’évidence, Thom se méfiait de la femme et il n’était pas ravi de sa présence.
Rand se demanda quelle sorte de divertissement une dame de ce niveau se voyait proposer dans des villes comme Baerlon ou Caemlyn. À coup sûr, ça ne pouvait pas être mieux qu’un trouvère…
— Tout est une affaire de goût, maître barde. Certaines histoires me plaisent, et d’autres non.
Thom accentua encore sa révérence, son torse quasiment parallèle au sol.
— Je vous assure qu’aucune des miennes ne vous déplaira. Toutes trouveront grâce à vos yeux, je n’en doute pas. De toute façon, vous me faites trop d’honneur : je suis un simple artiste, et rien d’autre.
Moiraine salua le trouvère d’un signe de tête. À cet instant, alors qu’elle semblait accepter l’offrande d’un de ses sujets, elle parut plus digne que jamais du titre de « dame » qu’Ewin lui donnait à tout bout de champ.
Elle se détourna et s’éloigna, Lan la suivant comme un loup qui emboîte le pas à un cygne doré. Le front plissé, Thom la regarda un moment tout en se lissant la moustache de l’arête d’une phalange. Quand son compagnon et elle eurent traversé la moitié de la place Verte, il détourna enfin les yeux.
Il n’est pas content du tout, songea Rand.
— Allez-vous jongler de nouveau ? demanda Ewin.
— Avalez du feu, plutôt ! cria Mat. Je veux absolument voir ça !
— Non, qu’il joue de la harpe ! lança une voix dans la foule.
Une autre demanda un récital de flûte.
Mais la porte de l’auberge s’ouvrit pour laisser passer le Conseil au grand complet, plus Nynaeve. En revanche, Padan Fain n’était nulle part en vue, sans doute parce qu’il avait décidé de rester à l’intérieur avec son vin chaud aux épices.
En marmonnant quelque chose au sujet d’un « alcool fort », Thom Merrilin sauta des fondations où il était perché. Ignorant les protestations de son public, il fila dans l’auberge, bousculant au passage les conseillers.
— C’est un trouvère, ou un roi ? grogna Cenn Buie. De l’argent fichu en l’air, si vous voulez mon avis.
Bran al’Vere suivit le trouvère du regard, puis il soupira :
— Ce type ne vaut peut-être pas tous les ennuis qu’il nous attirera…
Occupée à resserrer autour d’elle les pans de sa cape, Nynaeve ne rata pas l’occasion de lancer une pique :
— Inquiète-toi au sujet du trouvère, Brandelwyn al’Vere, si ça t’amuse ! Au moins, il est à Champ d’Emond, et on ne peut pas en dire autant du faux Dragon. Mais si tu veux te faire du souci, d’autres visiteurs, ici, devraient retenir ton attention.
— Sage-Dame, si tu me laissais décider de ce qui m’inquiète ou pas ? Maîtresse Moiraine et maître Lan sont de respectables clients de mon établissement. Ils ne m’ont pas traité d’idiot en présence de tout le Conseil, et ce ne sont pas eux non plus, à ma connaissance, qui ont déploré le crétinisme congénital de la moitié des conseillers.
— La moitié ? J’ai été bien généreuse, dirait-on…, lâcha Nynaeve.
Sans un regard en arrière, elle s’éloigna à grandes enjambées, laissant Bran bouche bée et à la recherche d’une réplique mordante qui ne servirait plus à rien.
Egwene regarda Rand comme si elle voulait lui dire quelque chose, mais elle choisit de suivre la Sage-Dame.
Il y avait un moyen de l’empêcher de quitter Deux-Rivières, et le jeune homme le savait. Mais il n’était pas prêt à y recourir, même si elle acceptait. De plus, sous couvert d’une plaisanterie, elle avait indirectement fait savoir qu’elle n’accepterait pas, et cette idée le rendait malade…
— Cette jeune femme a besoin d’un mari, marmonna Cenn Buie, si nerveux qu’il sautait d’un pied sur l’autre. (Déjà rouge comme une pivoine, il menaçait de virer à l’écarlate.) Elle ignore le sens du mot « respect ». Nous sommes les conseillers, pas des garnements qui ratissent son jardin, et…
Bran expira de l’air par les naseaux, comme un taureau, puis se tourna vers le vieux couvreur.
— Du calme, Cenn ! Et cesse de te comporter comme un Aiel au voile noir !
Le vieil homme maigrichon s’en pétrifia de surprise. Bran n’était pas homme à céder à la colère, d’habitude.
— Bon sang ! n’avons-nous pas des préoccupations plus urgentes ? Tu veux démontrer que Nynaeve a raison au sujet des crétins congénitaux ?
Sur ces mots, Bran entra dans l’auberge et claqua la porte derrière lui.
Les autres conseillers regardèrent Cenn sans trop d’aménité, puis ils se dispersèrent, à l’exception de Haral Luhhan, qui s’en alla avec le vieux couvreur, lui parlant très calmement. Le forgeron était le seul, à Champ d’Emond, qui pût ramener Cenn Buie à la raison.
Rand alla rejoindre son père, et ses amis lui emboîtèrent le pas.