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— Je suis un berger, dit-il assez fort pour que chacun capte le message. Un berger originaire de Deux-Rivières.

— La Roue tisse comme elle l’entend, souffla Elaida.

Avec une pointe d’ironie ? Peut-être, mais Rand n’aurait su le jurer.

— Seigneur Gareth, dit Morgase, il me faut l’avis de mon général.

Le colosse secoua la tête.

— Elaida Sedai dit que ce garçon est dangereux. Si elle pouvait être plus précise, je te conseillerais de convoquer le bourreau. Mais que nous apprend-elle de bien nouveau ? Qu’a-t-elle « vu » qui ne nous crève pas déjà les yeux ? Dans le royaume, le dernier fermier pourrait nous dire que tout va de mal en pis, et sans avoir besoin de vision. Pour ma part, je crois que ce garçon est là par hasard – un hasard malheureux pour lui, je dois le dire… À toutes fins utiles, on devrait le jeter en prison et l’y garder jusqu’à ce que dame Elayne et le seigneur Gawyn soient loin d’ici. Ensuite, on lui rendra la liberté. Sauf si tu as davantage à nous révéler sur lui, Elaida…

— J’ai dit tout ce que j’ai vu dans la Trame, capitaine-général.

Elle fit un sourire sans joie à Rand, le défiant de dire à haute voix qu’elle mentait.

— Quelques semaines de geôle ne lui feront pas de mal, et ça me donnera une occasion d’en apprendre plus. Qui sait ? d’autres prédictions sont peut-être encore à venir.

Rand capta parfaitement la menace et frémit de la tête aux pieds.

Morgase réfléchit, le menton appuyé sur sa main et le bras reposant sur un accoudoir de son trône. Sous son regard d’acier, Rand aurait sûrement tressailli si les yeux d’Elaida, toujours braqués sur lui, ne l’avaient pas tétanisé.

— La suspicion se répand comme une peste dans Caemlyn, et peut-être dans tout le royaume. La peur et la délation, ces deux vieilles complices… Des femmes dénoncent leurs voisins, les accusant d’être des Suppôts des Ténèbres. Des hommes dessinent le Croc du Dragon sur la porte de gens qu’ils connaissent depuis des années. Je ne participerai pas à cette folie.

— Morgase…, commença Elaida.

Mais la reine lui fit signe de se taire.

— Je ne participerai pas à cette folie ! Lorsque je suis montée sur le trône, j’ai juré que la justice serait pour les humbles la même que pour les puissants. Je tiendrai parole, même si je suis la dernière, en Andor, à me rappeler le sens du mot « justice ». Rand al’Thor, jures-tu au nom de la Lumière que ton père, un berger de Deux-Rivières, t’a donné ton épée au héron ?

Rand dut s’humidifier la bouche avant de parler :

— Je le jure…

Se souvenant soudain d’où il était, il ajouta :

— Ma reine…

Gareth fronça les sourcils, mais Morgase ne s’offusqua pas de cette entorse au protocole.

— As-tu escaladé le mur pour mieux voir le faux Dragon ?

— Oui, ma reine.

— Veux-tu nuire au trône d’Andor, à ma fille ou à mon fils ?

— Je ne veux nuire à personne, ma reine, et surtout pas aux vôtres.

— Dans ce cas, Rand al’Thor, je te ferai bénéficier de ma justice. Primo, parce que j’ai sur Gareth et Elaida l’avantage d’avoir entendu l’accent de Deux-Rivières quand j’étais jeune. Tu n’as pas les caractéristiques physiques, c’est vrai, mais le « parler » est plus vrai que nature. Secundo, aucun garçon ayant tes cheveux et tes yeux ne prétendrait être de Deux-Rivières si ce n’était pas vrai ! C’est comme l’histoire de l’épée : trop invraisemblable pour être un mensonge. Tertio, la petite voix qui me souffle qu’un mensonge énorme passe mieux qu’une menterie vénielle… Eh bien, cette voix ne prouve rien. En revanche, les lois que j’ai moi-même édictées m’obligent à te rendre la liberté. Mais prends garde à ce que tu fais, Rand al’Thor. Si on te retrouve dans mon palais, ou dans ses jardins, tu ne t’en tireras pas à si bon compte.

— Merci, ma reine, croassa Rand.

Le mécontentement d’Elaida, furieuse, dégageait presque de la chaleur, comme un incendie.

— Tallanvor, dit Morgase, escorte ce… hum… l’invité de ma fille hors du palais, et traite-le avec tous les égards. Maintenant, que tout le monde se retire, à part Elaida Sedai et le seigneur Gareth. Je dois décider que faire au sujet des Capes Blanches qui rôdent en ville.

Tallanvor et ses hommes lâchèrent à contrecœur la poignée de leur épée. Malgré leur hostilité, Rand se réjouit de les voir se mettre en formation autour de lui, l’officier ouvrant la marche vers la sortie. Le regard toujours braqué sur Rand, Elaida prêtait une oreille discrète aux propos de la reine.

Que me serait-il arrivé si Morgase n’avait pas retenu l’Aes Sedai ?

À cette idée, le jeune berger regretta que les soldats avancent si lentement. De manière plutôt surprenante, Elayne et Gawyn échangèrent quelques mots devant la porte, puis ils vinrent flanquer Rand. Très étonné lui aussi, Tallanvor les regarda, puis jeta un coup d’œil à la porte déjà refermée.

— Ma mère, dit Elayne, a ordonné qu’il soit escorté hors du palais avec tous les égards dus à un invité. Qu’attends-tu, Tallanvor ?

Le jeune officier regarda encore la porte derrière laquelle Morgase s’entretenait avec ses conseillers.

— Nous y allons, ma dame !

Il ordonna à ses hommes d’avancer – mais ils s’étaient déjà mis en chemin.

Les beautés du palais passèrent largement au-dessus de la tête de Rand, car son cerveau était en ébullition.

« Tu n’as pas les caractéristiques physiques… »

« Cet homme sera au cœur de tout… »

Quand la petite colonne s’immobilisa, Rand sursauta, surpris de se trouver dans la cour d’honneur, devant le palais, tout près du portail qu’il avait vu de l’extérieur. Les lourdes portes ne seraient certainement pas ouvertes pour laisser passer un seul homme, même s’il était l’invité de la Fille-Héritière. Sans un mot, Tallanvor retira la barre de sécurité du portillon ménagé dans un des battants principaux.

— La coutume est d’accompagner les invités jusqu’au portail, dit Elayne, mais sans les regarder s’éloigner. Car il faut se souvenir du plaisir qu’on a pris en leur compagnie, pas du triste moment de leur départ.

— Merci, ma dame, dit Rand. (Il tapota le foulard, autour de sa tête.) Merci pour tout… Sur le territoire de Deux-Rivières, la coutume est qu’un invité apporte un petit cadeau. Désolé, mais je n’ai rien… (Rand ne put s’empêcher d’exprimer sa frustration.) Au moins, j’aurai été un bon sujet d’étude sur les gens de Deux-Rivières.

Elayne eut un sourire désarmant.

— Si pour plaider ta cause j’avais dit à mère que je te trouve mignon, elle t’aurait fait jeter en prison. Prends soin de toi, Rand al’Thor.

Bouche bée, Rand regarda la jeune fille s’éloigner. Une version juvénile de la beauté et de la grâce de Morgase…

— Inutile d’engager une joute verbale avec elle, dit Gawyn, souriant, parce qu’on est perdant à tous les coups.

Rand acquiesça distraitement.

« Mignon » ! La Fille-Héritière du trône d’Andor !

Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Puis il remarqua que le prince n’était toujours pas parti, comme s’il attendait quelque chose.

— Mon seigneur, quand j’ai dit que je viens de Deux-Rivières, vous n’avez pas caché votre surprise. Votre mère, le général Gareth et Elaida Sedai… (Rand frissonna à la seule évocation de la tricoteuse.) Eh bien, ils ont tous…

Le jeune berger ne put pas aller plus loin. Pourquoi s’était-il engagé sur ce chemin glissant ?

Même si je ne suis pas né sur le territoire, je reste le fils de Tam al’Thor.

Gawyn hocha la tête comme si c’était exactement ça qu’il attendait. Pourtant, il hésitait à répondre. Rand voulut parler pour retirer sa question implicite, mais son compagnon le devança :