— Vous êtes un ami fidèle, dit Rand. Nous sommes une source perpétuelle d’ennuis, et pourtant, vous ne nous lâchez pas. Un véritable ami…
Embarrassé, l’aubergiste haussa les épaules, se racla la gorge et détourna le regard – sur le damier, hélas, dont la vision lui déplut au plus haut point. Une fois encore, Loial était gagnant.
— Thom est un très vieil ami. S’il a pris des risques pour vous, il fallait bien que je m’implique…
— Rand, dit Loial, je veux vous accompagner.
— Nous en avons déjà parlé, non ?
Rand s’interrompit avant d’en dire trop. Maître Gill n’était pas au courant de tout.
— Tu sais qui nous poursuit, Mat et moi…
— Des Suppôts des Ténèbres, des Aes Sedai et je ne sais quoi d’autre – le Ténébreux en personne, qui peut le dire ? Mais tu vas à Tar Valon, où on trouve un bosquet très bien entretenu par les Aes Sedai. De plus, je ne voyage pas seulement pour voir des arbres. Tu es ta’veren pour de bon, Rand ! La Trame se tisse autour de toi et tu es au cœur de tout.
« Cet homme sera au cœur de tout… »
Mot pour mot, les propos d’Elaida.
— Je ne suis au cœur de rien ! explosa le jeune berger.
Maître Gill sursauta et Loial lui-même manifesta une certaine surprise. Après s’être consultés du regard, l’aubergiste et l’Ogier baissèrent la tête, perplexes.
Rand inspira à fond et se força au calme. Pour une fois, il trouva le « vide » qui lui échappait si régulièrement, ces derniers temps. Il n’était pas juste de se défouler sur ses amis.
— Tu pourras nous accompagner, Loial… J’ignore pourquoi tu y tiens tant, mais t’avoir à mes côtés sera un plaisir. Tu sais comment est Mat, en ce moment…
— Je sais… Ici, je ne peux toujours pas sortir sans me faire traiter de Trolloc par une foule de fanatiques. Au moins, Mat se limite aux mots. Il n’essaie pas de me tuer.
— Bien entendu… Ce n’est pas son genre.
Il n’irait jamais jusque-là, n’est-ce pas ?
On frappa à la porte et Gilda, une des serveuses, passa sa tête dans la pièce.
— Maître Gill, dit-elle, venez vite ! Il y a des Capes Blanches dans la salle commune.
L’aubergiste se leva si vivement que le pauvre chat en sauta de la table, le pelage hérissé, et sortit de la bibliothèque à toute vitesse.
— J’arrive ! Dis-leur de m’attendre et ne t’approche plus de ces types, d’accord ? Tu m’as bien compris ? (Gilda acquiesça.) Toi, Loial, il vaudrait mieux que tu restes ici.
— Oui, je n’ai aucune envie de croiser de nouveau le chemin des Fils de la Lumière.
Maître Gill regarda le damier, sur la table.
— J’ai bien peur qu’il faille recommencer la partie de zéro…
— Pourquoi ? demanda innocemment Loial. (Il tendit un bras démesurément long et s’empara d’un livre, sur une étagère.) Nous reprendrons là où nous en sommes, et c’est à votre tour de jouer.
— Il y a des journées, comme ça…, marmonna l’aubergiste en sortant.
Rand le suivit à pas lents. Il n’avait aucune envie non plus de frayer avec les Fils de la Lumière.
« Cet homme sera au cœur de tout… »
Il s’arrêta sur le seuil de la salle commune, d’où il espérait pouvoir regarder sans être vu.
Un silence de mort était tombé sur la pièce. Cinq Capes Blanches se tenaient au milieu et tous les clients les ignoraient avec une admirable obstination. Un des Fils portait sous son emblème solaire – du côté gauche de sa cape – un éclair d’argent de sous-officier. Près de la porte d’entrée, Lamgwin faisait mine de se nettoyer les ongles avec un énorme fendoir. Quatre autres gardes du corps de maître Gill se tenaient dans la salle, s’efforçant de ne pas regarder les Capes Blanches… tout en ne les quittant pas du coin de l’œil.
Contrairement à ses quatre compagnons, le sous-officier montrait des signes d’impatience, tapotant nerveusement sa paume avec un gantelet.
Maître Gill se hâta de rejoindre les cinq intrus.
— Puisse la Lumière vous éclairer, dit-il avec une révérence assez peu marquée, mais suffisamment quand même pour ne pas être insultante. Et veiller sur notre bonne reine Morgase. Que puis-je pour… ?
— Assez de bavardages ! s’écria le sous-officier. J’ai déjà inspecté vingt auberges, aujourd’hui, chacune plus crasseuse que la précédente, et il m’en reste une vingtaine avant le coucher du soleil. Je cherche des Suppôts des Ténèbres : un garçon de Deux-Rivières et…
Rouge comme une pivoine, maître Gill explosa avant que l’homme ait terminé son laïus :
— Il n’y a pas de Suppôts des Ténèbres chez moi ! Tous mes clients sont de fidèles sujets de la reine !
— Oui, et nous savons où va la loyauté de Morgase, avec sa sorcière de Tar Valon !
Des grincements de pieds de chaises retentirent. Entendant prononcer le nom de leur reine avec tant de mépris, tous les clients s’étaient levés. Ils ne bougeaient pas – pour le moment – mais foudroyaient du regard les Capes Blanches. Dans son excitation, le sous-officier ne s’en aperçut pas, mais ses hommes parurent très mal à l’aise.
— Si tu coopères, tout sera plus facile pour toi, aubergiste ! menaça le sous-officier. Par les temps qui courent, abriter des Suppôts n’est pas bien vu du tout. Tu crois qu’une auberge marquée du Croc du Dragon attire beaucoup de clients ? En revanche, elle risque de prendre feu, si on ne fait pas attention…
— Sortez d’ici…, grogna maître Gill. Sinon, j’appellerai des Gardes afin qu’ils transportent jusqu’à la décharge municipale ce qui restera de vos carcasses.
Lamgwin dégaina son épée et ses quatre collègues l’imitèrent. Prudentes, les serveuses se dirigèrent vers la sortie.
— Le Croc du Dragon…, commença le sous-officier.
— Ne vous sauvera pas la peau, acheva maître Gill. Je compte jusqu’à cinq. Un…
— As-tu perdu la tête, vermine ? Menacer des Fils de la Lumière ?
— Vous n’avez aucun pouvoir à Caemlyn. Deux…
— Crois-tu que nous en resterons là ?
— Trois…
— Nous reviendrons ! lança le sous-officier.
Il fit demi-tour, désirant sortir dignement, mais ses hommes étaient déjà en route vers le salut. Pas à la course, afin de sauver la face, mais sans traîner les pieds non plus.
Lamgwin se campa devant la porte, épée au poing, mais son employeur lui fit signe de s’écarter.
Dès que les Fils furent sortis, Gill se laissa lourdement tomber sur une chaise. Se passant une main sur le front, il la regarda ensuite, surpris qu’elle ne soit pas poisseuse de sueur. Autour de lui, les clients se rasseyaient, très fiers de leur petite démonstration. Hilares, certains vinrent d’abord flanquer des tapes amicales sur l’épaule de l’aubergiste.
Apercevant Rand, Gill se leva et alla le rejoindre.
— Qui aurait cru que j’avais l’étoffe d’un héros ! s’extasia-t-il. Que la Lumière brille sur moi ! (Il s’ébroua et reprit son ton normal – ou presque.) Il va falloir vous cacher jusqu’à ce que je vous fasse quitter la ville… (Il poussa Rand dans le couloir.) Ces types reviendront, ou ils enverront des espions arborant du rouge pour l’occasion. Après mon petit numéro, ils ne chercheront pas à savoir si vous êtes là ou non – ils feront comme si, j’en ai peur.
— C’est absurde ! s’écria Rand. (Obéissant au geste impérieux de maître Gill, il baissa le ton.) Les Capes Blanches n’ont aucune raison de me poursuivre. Idem pour Mat.
— J’ignore pourquoi, mon garçon, mais les Fils vous traquent, c’est une certitude. Comment as-tu réussi ça ? Te mettre à dos Elaida et les Fils de la Lumière ?
Rand voulut se défendre, mais il y renonça. Le sous-officier avait été très clair…