— Et vous ? Les Capes Blanches se vengeront même si nous ne sommes plus là.
— Ne t’en fais pas pour ça… La Garde Royale assure le maintien de l’ordre, même si elle est trop clémente avec les fichus porteurs de blanc. La nuit… Eh bien, Lamgwin et ses camarades ne dormiront plus beaucoup, mais je plains l’abruti qui voudrait venir peinturlurer ma porte.
Gilda apparut soudain, approcha et salua son patron d’une révérence.
— Maître Gill, il y a une dame dans la cuisine ! Elle a demandé maître Rand et maître Mat – par leur nom, vous comprenez ?
Rand et l’aubergiste échangèrent un regard perplexe.
— Mon garçon, dit Gill, si dame Elayne est ici pour toi, nous finirons sous la hache du bourreau, c’est couru d’avance. (Entendant mentionner la Fille-Héritière, Gilda regarda Rand avec des yeux ronds comme des soucoupes.) Laisse-nous, ma fille ! Et tiens ta langue au sujet de ce que tu as vu et entendu. Ça ne regarde personne !
Gilda salua et détala en jetant sans cesse des regards à Rand par-dessus son épaule.
— Dans cinq minutes, elle dira aux autres filles que tu es un prince déguisé. Avant le coucher du soleil, la Nouvelle Cité tout entière sera au courant.
— Maître Gill, je n’ai jamais parlé de Mat à Elayne. Ce ne peut donc pas être…
Il s’interrompit, eut un grand sourire, se détourna et courut vers la cuisine.
— Attends ! cria l’aubergiste dans son dos. Ne te précipite pas sans savoir, espèce d’idiot !
Mais Rand ouvrait déjà la porte la cuisine.
Et ils étaient tous là !
Impassible, Moiraine le regarda comme s’ils s’étaient quittés la veille. Nynaeve et Egwene, au contraire, coururent lui jeter les bras autour du cou. Perrin leur emboîta le pas, tous trois lui tapotant bientôt les épaules comme pour se convaincre qu’il était bien là en chair et en os.
Dans l’encadrement de la porte de derrière, ouverte, Lan surveillait la cour sans se désintéresser totalement des retrouvailles qui battaient leur plein dans la cuisine.
Rand essayant en même temps d’étreindre les deux femmes et de serrer la main à Perrin, la situation se compliqua, d’autant plus que la Sage-Dame tentait subrepticement de palper le front du jeune homme, histoire de voir s’il avait de la fièvre.
Les amis d’enfance de Rand semblaient éprouvés – surtout Perrin, avec son visage tuméfié et une tendance à baisser les yeux qui ne lui ressemblait pas – mais ils avaient survécu, et cela seul comptait.
— J’avais peur de ne plus vous revoir…, croassa Rand. Je craignais que…
— Je savais que tu étais vivant, murmura Egwene, serrée contre le jeune homme. Je n’en ai jamais douté.
— Moi, j’ai connu l’incertitude, avoua Nynaeve.
D’un ton un peu dur, mais elle sourit et ajouta, plus amicalement :
— Tu as l’air en forme, Rand. Un peu sous-alimenté, mais bien dans ta peau, que la Lumière en soit remerciée.
— Bon, fit maître Gill dans le dos de son protégé, on dirait que tu connais ces gens… Les amis que tu cherchais ?
— Oui, ce sont eux…
Rand fit les présentations, trouvant bizarre de donner le vrai nom de Moiraine et de Lan – qui le foudroyèrent d’ailleurs du regard.
L’aubergiste salua tout le monde avec sa cordialité coutumière, mais il semblait impressionné d’être en présence d’un Champion – sans parler de Moiraine, qu’il regardait avec des yeux ronds. Savoir qu’une Aes Sedai avait aidé les garçons était une chose. De là à la recevoir dans sa cuisine…
— Bienvenue à La Bénédiction de la Reine, dit-il en s’inclinant bien bas. Vous êtes ici chez vous, même si je suppose que vous séjournerez au palais, avec Elaida et les autres Aes Sedai venues pour surveiller le faux Dragon.
S’inclinant de nouveau, Gill jeta un coup d’œil inquiet à Rand. Oui, il était prêt à ne pas médire des Aes Sedai, mais en avoir une sous son toit…
Le jeune berger sourit – une façon de signaler que tout allait bien. Moiraine n’avait aucun rapport avec Elaida, dont chaque mot et chaque geste dissimulait une menace.
Tu en es sûr ? Même en cet instant, tu le jurerais ?
— Durant mon très court séjour à Caemlyn, dit Moiraine, j’ai l’intention de rester ici. Et en payant, comme tout le monde.
Un chat tacheté déboula du couloir pour venir se frotter aux jambes de maître Gill. Un autre chat, gris à long poil, celui-ci, jaillit de dessous la table, se hérissa en crachant de fureur et battit en retraite lorsque son adversaire fit mine de lui sauter dessus. Passant entre les jambes de Lan, il détala dans la cour.
Maître Gill s’excusa de ces débordements félins, puis il assura que Moiraine lui ferait un grand honneur en étant son invitée. Mais ne préférerait-elle pas quand même le palais ? Sinon, eh bien, il se ferait un plaisir de lui offrir sa meilleure chambre.
Sans prêter attention à son babil, Moiraine se pencha pour caresser le chat blanc et roux qui abandonna sans la moindre vergogne le pauvre aubergiste.
— J’ai vu quatre autres chats, dit-elle. Vous avez des problèmes de souris ? De rats, peut-être ?
— Les rats, Moiraine Sedai, sont ma hantise. J’entretiens bien mon auberge, mais avec tous ces visiteurs… Les rongeurs sont attirés par la foule. Heureusement, mes braves chats veillent au grain. Vous ne serez pas dérangée.
Rand croisa le regard de Perrin, qui baissa aussitôt la tête. Les yeux de l’apprenti forgeron étaient bizarres. Et ce mutisme total. Perrin n’avait jamais été un grand bavard, mais quand même…
— C’est sans doute parce que la ville est pleine, dit Rand, venant au secours de Gill.
— Avec votre permission, maître Gill, dit Moiraine, tenir les rats éloignés de cette rue est un jeu d’enfant. Et, avec un peu de chance, ces rongeurs ne s’apercevront même pas de ce qui se passe.
Hésitant, maître Gill finit par accepter la proposition – de toute façon, il n’avait pas le choix, car la demande de « permission » était une pure précaution oratoire.
— Si vous êtes sûre de ne pas préférer le palais, Moiraine Sedai…
— Où est Mat ? demanda Nynaeve. Elle affirme qu’il est ici, comme toi, Rand.
— À l’étage… Il ne se sent pas bien.
— Quoi ? Il est malade ? Eh bien, pendant qu’elle s’occupe des rats, je vais me charger de lui. Conduis-moi, Rand !
— Vous montez tous, dit Moiraine. Je vous rejoindrai dans quelques minutes. Nous envahissons la cuisine de maître Gill, et un peu d’intimité ne nous fera pas de mal.
Le message était clair : La traque continue, et il faut toujours nous cacher.
— Venez, dit Rand, nous allons passer par l’escalier de service.
Les jeunes gens et la Sage-Dame sortirent, laissant Moiraine et Lan avec l’aubergiste.
Rand jubilait. Ces retrouvailles le réjouissaient tant qu’il avait l’impression d’être rentré chez lui.
Les autres partageaient son étrange euphorie. Riant ensemble, ils ne cessaient pas de tendre la main pour toucher le bras ou l’épaule de leur ami.
La tête toujours baissée, Perrin parla pour la première fois depuis qu’ils étaient de nouveau ensemble :
— Moiraine était sûre de vous retrouver, dit-il d’un ton un peu trop morne, même pour lui, et elle ne mentait pas. Quand nous sommes arrivés en ville, Egwene, Nynaeve et moi, nous ne pouvions pas nous empêcher de regarder partout. (Il secoua la tête, faisant onduler ses cheveux bouclés.) Les bâtiments, les gens, tout… Cette ville est si grande ! Des passants nous regardaient aussi, criant « rouge ou blanc ? » sur notre passage. Quelle question idiote !
Egwene tapota du bout d’un index l’épée enveloppée de rouge du jeune berger.