— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Rien d’important… De toute façon, nous allons partir pour Tar Valon.
Egwene eut un regard surpris, mais elle n’insista pas, et reprit le récit là où Perrin l’avait laissé :
— Moiraine ne regardait rien, comme Lan… Elle nous a baladés dans les rues, comme un chien qui suit une piste. Au bout d’un moment, j’ai pensé que vous n’étiez pas là. Mais elle a soudain bifurqué dans une rue. Ensuite, nous sommes entrés dans l’auberge, nous avons confié les chevaux au palefrenier, et nous avons directement gagné la cuisine. Moiraine a simplement dit à une fille d’aller prévenir Rand al’Thor et Mat Cauthon qu’on les demandait. Une minute après, tu as déboulé comme une balle qui apparaît par miracle dans la main d’un trouvère.
— Au fait, où est le trouvère ? demanda Perrin. Ici avec vous ?
Rand eut la gorge nouée, sa jubilation étouffée dans l’œuf.
— Thom est mort… Enfin, je crois… Il y avait un Blafard, et…
Il ne put en dire plus.
Nynaeve marmonna quelques mots inintelligibles.
Dans un silence pesant, leur joie irrémédiablement gâchée, les quatre jeunes gens atteignirent le palier.
— Mat n’est pas vraiment malade…, dit Rand. Il… Mais vous verrez bien ! (Il ouvrit la porte de la chambre.) Mat, j’ai une surprise pour toi !
Toujours roulé en boule sur son lit, comme lorsque Rand l’avait laissé, Mat daigna quand même relever la tête :
— Comment sais-tu que ce sont vraiment eux ? croassa-t-il.
La peau très rouge et très tendue, il ruisselait de sueur.
— Qui me dit que tu es toi-même, d’ailleurs ?
— Pas malade ? siffla Nynaeve avant d’avancer dans la chambre, enlevant déjà sa sacoche de son épaule.
— Tout le monde change, dit Mat. Comment être sûr ? Perrin, c’est bien toi ? Tu as changé, n’est-ce pas ? Oui, oui, tu as changé !
À la grande surprise de Rand, Perrin se laissa tomber sur l’autre lit et se prit la tête à deux mains.
Le rire de dément de Mat semblait lui percer les tympans.
Nynaeve s’accroupit près du lit de Mat. Relevant le foulard, elle toucha le front du jeune homme, qui se dégagea vivement.
— Tu es brûlant de fièvre… Mais, avec une telle température, tu ne devrais pas transpirer. Rand, Perrin, allez chercher des morceaux de tissu propres et autant d’eau fraîche que vous pourrez en porter. Pour commencer, Mat, je vais faire baisser la fièvre, et…
— La jolie Nynaeve ! lança Mat. Mais une Sage-Dame n’a pas droit à une vie de femme, pas vrai ? Et surtout pas de belle femme ! Pourtant, tu ne peux pas oublier ce que tu es, et ça t’effraie, n’est-ce pas ? Tout le monde change…
Nynaeve blêmit. De colère ou d’angoisse ? Rand n’aurait su le dire.
Le regard hanté de Mat se posa sur Egwene.
— La jolie Egwene ! lança-t-il. Aussi jolie que Nynaeve. Mais vous avez d’autres points communs, désormais. Vous partagez des rêves. Dites-moi un peu à quoi ils ressemblent !
— Nous sommes à l’abri des espions du Ténébreux, annonça Moiraine en entrant dans la chambre, Lan sur les talons. (Son regard se posant sur Mat, elle cria comme si elle s’était brûlée au contact d’un objet très chaud.) Tous, écartez-vous de lui, vite !
Bien entendu, Nynaeve n’obéit pas. En revanche, elle se retourna et dévisagea l’Aes Sedai sans dissimuler sa surprise. En deux enjambées, Moiraine fut sur elle, la prit par les épaules et la tira loin du lit comme un vulgaire sac de pommes de terre. La Sage-Dame se débattit, mais elle n’était pas de taille, surtout dans sa position accroupie. Quand Moiraine la lâcha, elle se releva en éructant de rage – à la façon dont elle tirait sur ses vêtements pour les défroisser, elle risquait fort de les déchirer –, mais son courroux n’intéressa pas l’Aes Sedai, qui se concentrait sur Mat, le surveillant comme s’il s’était agi d’une vipère prête à frapper.
— Vous restez tous loin de lui, répéta-t-elle, et vous ne bronchez pas.
Mat soutenait le regard de Moiraine. Même s’il se roula davantage en boule sur le lit, il eut un rictus haineux et ses yeux ne quittèrent pas un instant ceux de l’Aes Sedai. Très lentement, celle-ci avança, tendit un bras et posa la main sur un genou de Mat. À ce contact, le garçon eut un spasme, comme s’il était pris de nausées. Sans crier gare, il sortit une main de sous son ventre et tenta de frapper Moiraine avec la dague ornée d’un rubis.
Sans que nul l’ait vu bouger, Lan fut soudain à côté du lit. Saisissant au vol le poignet de Mat, il l’immobilisa à mi-course, comme si la dague venait de heurter un mur de pierre. Toujours en position fœtale, Mat essaya quand même de dégager son bras, mais la prise du Champion était bien trop puissante. Durant ce combat silencieux, les yeux haineux de Mat restèrent rivés sur l’Aes Sedai.
Moiraine n’avait pas bronché, même quand la pointe de la dague s’était arrêtée à un pouce de son visage.
— Comment a-t-il eu cette arme ? lâcha-t-elle d’un ton glacial. J’ai demandé si Mordeth vous avait donné quelque chose. Je vous ai prévenus que c’était dangereux, et vous m’avez menti !
— Non ! se défendit Rand. Mordeth n’a rien donné à Mat. Il a pris la dague dans la salle du trésor…
Sous le regard de l’Aes Sedai, Rand fit d’instinct un pas en arrière. Par bonheur, elle se retourna tout de suite vers le lit.
— Avant que nous soyons séparés, je ne savais rien, ajouta le jeune berger.
— Tu ne savais pas… (Moiraine examina de nouveau Mat, qui essayait encore de dégager son bras armé.) Avec cette horreur, c’est un miracle que vous soyez arrivés jusqu’ici. Dès que j’ai posé les yeux sur Mat, j’ai senti le contact maléfique de Mashadar. Un Blafard, lui, le capterait à des lieues à la ronde. Sans savoir exactement où aller, il comprendrait que sa cible n’est pas loin, et Mashadar attirerait son esprit tandis que son corps se souviendrait que le même démon a jadis englouti toute une armée – des Seigneurs de la Terreur, des Myrddraals et des Trollocs. Certains Suppôts auraient les mêmes perceptions – ceux qui ont pour de bon renoncé à leur âme. Sans vraiment bien comprendre pourquoi, ils auraient l’impression que l’air irrite leur peau, ou une autre manifestation de ce type. L’arme les obligerait à partir à sa recherche. En un sens, elle aurait sur eux la même influence qu’un aimant sur un morceau de fer.
— Nous avons croisé des Suppôts, dit Rand, et même assez souvent, mais nous avons toujours réussi à leur échapper. La nuit précédant notre arrivée ici, nous avons même vu un Blafard, mais il ne s’est pas aperçu qu’on l’épiait… On raconte que d’étranges créatures rôdent dans la nuit, tout autour de la ville. Selon moi, ça pourrait être des Trollocs.
— C’est exactement ça, jeune berger, dit Lan, et là où rôdent des Trollocs, les Blafards ne sont jamais loin. (Sur le dos de sa main, les veines et les tendons saillaient, montrant que maîtriser un forcené n’était pas un jeu d’enfant. Mais sa voix ne tremblait pas.) Ils ont tenté de brouiller leur piste mais, il y a deux jours, j’ai vu des signes qui ne trompent pas. Pas mal de fermiers et de villageois se plaignent d’attaques nocturnes. En venant, j’ai entendu beaucoup de gens parler des monstres qui rôdent après le coucher du soleil. Les Trollocs ont réussi à frapper ton village de nuit, comme s’ils étaient invisibles, mais les monstres approchent chaque jour un peu plus des zones où nous pouvons envoyer des soldats les intercepter. Même ainsi, ils ne sont pas près de s’arrêter…
— Mais nous sommes à Caemlyn, rappela Egwene. Ils ne peuvent pas nous atteindre tant que…
— Ils ne peuvent pas ? répéta Lan, coupant la parole à la jeune fille. Dans la campagne environnante, les Blafards regroupent leurs forces. Si on sait où regarder, il y a des signes partout. Actuellement, il y a autour de Caemlyn plus de Trollocs qu’il en faut pour surveiller les différentes sorties d’une ville. J’estime que nous sommes confrontés à une dizaine de poings trollocs, et il ne peut y avoir qu’une raison à cela : dès qu’ils se sentiront assez forts, les Myrddraals viendront vous chercher en ville, toi et tes deux amis. Cette provocation risque d’inciter la moitié des armées du Sud à gagner les Terres Frontalières, mais nos ennemis sont prêts à courir ce risque. Voilà trop longtemps que vous leur glissez entre les doigts. Berger, on dirait bien que Caemlyn, à cause de toi, va connaître de nouvelles guerres des Trollocs.