Egwene en gémit d’horreur et Perrin secoua la tête, comme s’il voulait nier la réalité. À l’idée que des Trollocs arpentent les rues de Caemlyn, Rand eut la nausée. Tous ces gens qui s’affrontaient sans savoir que la véritable menace restait à venir. Que feraient les rouges et les blancs le jour où les Myrddraals et les Trollocs entreraient en ville et commenceraient à les massacrer ?
Il eut une image des tours en flammes, du feu qui dévastait les dômes, de Trollocs se déversant dans les rues de la Nouvelle Cité, puis se ruant à la conquête du palais.
Elayne, Gawyn, Morgase… Tous morts…
— Nous n’en sommes pas encore là, dit soudain Moiraine d’un ton distrait. Si nous parvenons à quitter Caemlyn, les Myrddraals n’auront plus le moindre intérêt pour la cité. Mais tout repose sur des « si », et ça n’est pas facile, quand il y en a tant…
— Ce serait plus simple si nous étions tous les trois morts…, souffla Perrin.
Rand sursauta, surpris d’entendre l’écho de ses propres pensées sortir de la bouche de son ami. Toujours assis, la tête baissée, il continua d’un ton amer :
— Partout où nous allons, le malheur et la souffrance nous suivent comme notre ombre. Si nous étions morts, ce serait mieux pour tout le monde.
Furieuse et morte d’angoisse, Nynaeve se tourna vers le jeune homme, mais Moiraine prit la parole avant elle :
— Que gagneriez-vous à être morts ? demanda-t-elle. Et quel bénéfice pour les autres ? Si le Seigneur du Tombeau a regagné assez de liberté pour influer sur la Trame, il lui sera encore plus facile de vous mettre la main dessus si vous mourez. Une fois dans l’autre monde vous n’aiderez plus personne. Ni vos amis, ni votre famille ni tous ceux qui ont pris des risques pour vous. Les Ténèbres s’abattent sur le monde, et vous ne pourrez pas les combattre si vous cessez de vivre.
Perrin leva la tête vers l’Aes Sedai.
Rand vit alors que les yeux du jeune forgeron étaient presque entièrement jaunes. Avec ses cheveux en bataille et son regard de fauve, il faisait penser à… Non, impossible de trouver l’image adéquate, même s’il l’avait sur le bout de… l’esprit.
— Nous n’y arrivons pas non plus vivants, dit Perrin – sans crier, mais d’un ton catégorique qui donna encore plus de poids à ses propos.
— Nous en parlerons plus tard, fit Moiraine. Pour l’instant, la priorité, c’est Mat.
Elle s’écarta pour que tout le monde puisse voir le jeune homme. Le regard toujours aussi haineux, il n’avait pas changé de position et de la sueur ruisselait encore sur son front. Les lèvres tordues par un rictus, il luttait toujours pour frapper Moiraine avec sa dague.
— Mais vous avez peut-être oublié ce détail ? reprit Moiraine.
Penaud, Perrin haussa vaguement les épaules.
— Qu’est-ce qui ne va pas chez lui ? demanda Egwene.
— Est-il contagieux ? enchaîna Nynaeve. Si c’est le cas, ça ne me gêne pas, parce que je suis immunisée contre la plupart des maladies.
— Il est très contagieux, répondit Moiraine, et tes défenses naturelles ne te sauveraient pas. (Elle désigna la dague dont la pointe tremblait, tant Mat luttait pour la lui planter dans la chair.) Cette arme vient de Shadar Logoth, une ville où il est dangereux de ramasser un caillou, si on a l’intention d’en sortir avec. Et cette dague est bien plus redoutable qu’une pierre. Le démon qui a tué la cité est à l’intérieur, et il habite aussi l’esprit de Mat.
» La haine et le soupçon rongent votre ami, qui ne sait plus à qui se fier. Bientôt, il ne lui restera plus que l’envie de tuer, puisque tout être humain sera à ses yeux un ennemi. En emportant la dague, Mat a déchaîné les forces qui étaient tapies dedans et qui la lient à tout jamais à ce lieu maléfique. Pendant longtemps, la souillure de Mashadar et sa vraie personnalité se sont livré un combat sans pitié. Aujourd’hui, la lutte est presque terminée, et Mat est au bord de la défaite. S’il n’est pas terrassé par le mal, il lui permettra de se propager partout où il ira. Une simple écorchure de cette lame suffit à tuer. Bientôt, Mat lui-même sera au moins aussi dangereux pour ceux qui entreront en contact avec lui.
— Tu peux le sauver ? demanda Nynaeve.
— J’espère… Pour le salut du monde, je prie pour qu’il ne soit pas trop tard. (Elle sortit de sa bourse l’angreal enveloppé de soie.) Laissez-moi avec lui ! Restez ensemble dans un lieu discret, mais sortez de cette chambre. Je vais tenter l’impossible pour le tirer de là.
42
Lambeaux de rêves
Rand redescendit l’escalier de service, ouvrant la voie à ses amis, que toute allégresse avait désertés. Aucun d’entre eux ne semblait vouloir lui parler, et il n’était pas non plus d’humeur à jacasser.
Alors que le soleil sombrait à l’horizon, l’alternance de zones sombres et lumineuses, sur les marches, faisait cligner des yeux. Malgré l’heure tardive, les lampes n’étaient pas encore allumées. Dans ce clair-obscur, Rand s’aperçut en se retournant que tous ses compagnons étaient à la fois abattus et rongés par l’inquiétude.
Le visage fermé, Perrin semblait simplement résigné, comme s’il avait décidé de cesser le combat. Quand il passait dans un rayon de soleil, ses yeux brillaient comme de l’ivoire poli. À part ça, il semblait plus mort que vif…
Les sangs glacés, Rand tenta de se concentrer sur son environnement. Les couloirs de l’auberge, la rampe en chêne de l’escalier intérieur, les murs lambrissés – une multitude de petits détails quotidiens tellement rassurants. Les paumes moites, le jeune homme les essuya plusieurs fois sur sa cape, sans résultat notable.
Tout ira bien, maintenant… Nous sommes réunis, et… Par la Lumière ! pauvre Mat !
Pour gagner la bibliothèque, Rand choisit de traverser la cuisine, histoire d’éviter la salle commune. Les clients de maître Gill fréquentaient très peu la pièce de lecture. Les visiteurs cultivés, dans leur grande majorité, choisissaient des établissements plus huppés, dans la Cité Intérieure. Si l’aubergiste conservait la salle de lecture, c’était pour son propre plaisir, pas à des fins commerciales.
Pourquoi Moiraine leur avait-elle ordonné de ne pas se faire voir ? Rand l’ignorait, et il préférait au fond ne pas le savoir. De toute façon, il n’avait pas besoin de ça pour se convertir à la discrétion. Repenser au sous-officier qui avait juré de revenir et à Elaida, si intéressée par son lieu de résidence, suffisait à étouffer dans l’œuf ses velléités de rébellion.
Il avait fait cinq pas dans la bibliothèque quand il s’avisa que ses compagnons, pétrifiés, ne s’étaient même pas aventurés à en franchir le seuil. À la lueur d’un bon feu, Loial lisait sur son sofa double, un petit chat noir aux pattes blanches endormi sur son ventre. Entendant du bruit, l’Ogier referma son livre sur son index gauche – un marque-page original –, posa le chat par terre et se releva pour exécuter une révérence très distinguée.
Habitué à l’apparence de son ami, Rand ne comprit pas tout de suite qu’il était la cause du « bouchon », derrière lui.